Une saveur de sang sur mes lèvres par : Furat Esbir- poétesse syrienne – La Nouvelle Zélande : commentaire de M. S. Ben Amor

Furat Esbir

J’ai juré à ma mère que j’ai vu un fleuve où je me lavais les pieds
Et des paradis où j’ai caché mes rêves.
Je me suis réveillée en sursaut
J’ai vu un tapis de prière aussi rouge que mon sang
Comme s’il provenait d’un autel en pleurs
Sur des cadavres éparpillés comme des roses parsemant un champ.
Je tremble de peur
Je me cache au cœur de la rose
En lui chuchotant que son parfum m’a causé l’insomnie
Est-ce du miel ou du sel ?
Une saveur de sang sur mes lèvres !
Ce sont mes frères !
Je les ai choisis parmi divers cadavres
Ce qui est devenu des roses faisait partie de mes frères !
Commentaire de Mohamed Salah Ben Amor :
Bien qu’elle se trouve à des milliers de kilomètres de son pays, la Syrie, étant émigrée depuis de nombreuses années en Nouvelle-Zélande, la poétesse Furat Esbir vit de tout son être avec son peuple dans son milieu natal comme si elle ne les a jamais quittés et suit incessamment avec un très grand chagrin l’évolution des évènements sanglants qui s’y produisent depuis plus de six ans .S’ajoute à cette douloureuse tragédie qui ne cesse de la torturer ,sa disposition psychologique plutôt mélancolique et pessimiste qui serait innée ou résultant de facteurs survenus dans la première enfance, ce qui a contribué à imprégner sa vision du Moi, de l’Autre et du monde d’une teinte profondément sombre.
La connaissance de ces données externes est utile pour le lecteur : car elles lui permettent de comprendre l’arrière-fond des écrits de cette poétesse qui émanent presque tous des deux sources précitées, comme nous le constatons dans ce poème qu’elle a construit sur la dualité classique du rêve/et de la réalité mais sans le traiter stylistiquement selon une conception traditionnelle.
Ce qui retient , en premier lieu, l’attention dans ce texte est la double opposition entre les éléments constitutifs de la dualité .En effet, si la poétesse a accordé la priorité au premier d’entre eux :le rêve, elle ne lui a consacré que deux vers (les deux premiers), tandis que la réalité bien qu’elle ait été retardée, elle couvre tout le reste du poème(soit treize vers) .Cette structuration spéciale du texte laisse supposer que la locutrice est dans la plupart de temps préoccupée par la guerre qui sévit dans son pays et chaque fois que les pressions de la réalité s’intensifient ,elle essaie de fuir vers le rêve, dans l’espoir d’y trouver un refuge apaisant. Mais, elle s’aperçoit que cette échappée n’est que de courte durée, parce que l’emprise du réel vécu est de fer .Et cette emprise se traduit par le fait que ce la locutrice voit en rêve au lieu de l’aider à oublier la réalité terrifiante, lui rappelle instantanément des objets ou des faits redoutables dans cette réalité .Ainsi, si la couleur rouge du sang se transforme dans le rêve en une rose, cette rose rappelle à la locutrice, dès qu’elle s’endort le sang et elle se réveille tout de suite en sursaut.
Après ce jeu original sur les significations du sang et de la rose , la poétesse exploite toutes ses ressources créatrices pour leur donner une autre signification ,mais cette fois positive :c’est qu’ils symbolisent tous les deux le sacrifice en martyre pour la patrie. Et du coup ,le sang qui suscitait la terreur devient une source de fierté et d’orgueil, du fait que les frères de la locutrice qui ont perdu la vie dans la guerre, se sont en réalité sacrifiés en martyres pour la patrie.
Et puisque nous n’avons pu au cours de cette brève lecture aborder le contenu indépendamment de la forme, nous nous contentons donc d’attirer l’attention dans le côté stylistique sur cette belle métaphore déroutante :« Je me cache au cœur de la rose.).

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