L’univers poétique de Mohamed Bouhouch :ses composantes et leurs significations par :Mohamed Salah Ben Amor 21 avril 2016 Le poète tunisien Mohamed Bouhouch Historiquement, le poète tunisien Mohamed Bouhouch peut être considéré comme l’un des poètes dits de la « dix-neuvième décade ».Et cette appellation que nous avons expliquée à plusieurs reprises ne désigne pas tous les poètes qui sont apparus au cours des années quatre-vingt-dix du siècle précédent en Tunisie mais uniquement ceux dont l’écriture s’est inspirée extenso ou principalement des grandes questions qui s’y étaient posées à la suite de l’avènement de la mondialisation et l’instauration du Nouvel ordre mondial. Ce qui les a distingués des poètes des étapes précédentes dont l’orientation majeure au niveau des thèmes était soit idéologique, soit du genre lyrique habituel qui repose sur la description des états d’âme du poète de l’extérieur et dont le style se caractérisait par l’adoption de la construction arborescente du poème qui consiste à diviser un thème en sous-thèmes, chaque sous-thème en éléments et chaque élément en éléments plus petits. La chute du mur de Berlin à la seconde moitié des années quatre-vingts puis la dislocation définitive du rang arabe lors de l’éclatement de la deuxième guerre du Golfe (1990 -1991 ) avaient fait perdre au discours idéologique de toutes sortes, aux yeux des nouveaux poètes, sa crédibilité .D’autre part, la destruction de l’Irak, en plus du drame palestinien qui se poursuivait en ces temps-là depuis plus de quarante ans leur ont occasionné un état pénible d’angoisse , d’embarras et de désespoir. Ils se replièrent alors sur leur moi profond et le soumettaient à un interrogatoire désespéré à coups de questions brûlantes et douloureuses sur l’identité et la destinée, tout en se plongeant dans la rêverie et les eaux troubles de l’inconscient et de la fiction. Ce qui a donné à leur discours d’une façon générale un aspect fragmenté et désordonné du moins en apparence. Mais étant donné que les égos humains ne se ressemblent que rarement du point de vue structure et humeur, chaque poète a trouvé au fond du sien un univers spécifique. Ce qui a exclut pratiquement toute ressemblance entre les écrits des poètes appartenant à cette vague, alors qu’elle était monnaie courante entre ceux de leurs prédécesseurs dont certains étaient presque identiques. Cette vérité s’applique pleinement à la poésie de Mohamed Bouhouch qui, malgré son abondance et sa diversité linguistique, du fait qu’il écrit en arabe et en français, laisse entrevoir globalement une expérience tout à fait particulière, en dépit des points communs évidents entre elle et celles des poètes de la même vague. Et c’est ce que cette modeste lecture essayera de mettre en lumière, en dégageant les traits les plus saillants de l’écriture de ce poète. Le premier de ces traits est le degré élevé d’abstraction qui caractérise son univers poétique. Et cette abstraction est de trois espèces différentes mais extrêmement entremêlées, au point où il n’est possible de les séparer que méthodologiquement par le biais de la déconstruction pour nécessité de classification et d’analyse systématique et organisée. Ces trois espèces sont respectivement spirituelle, mentale et psychique. Mais l’univers qu’elles forment s’ouvre parfois, contre toute attente, peut-être pour des mobiles forts et impérieux, sur le réel vécu et porte ainsi accidentellement et partiellement ses empreintes pour revenir prestement à son état de fermeture initial et à son isolement, tout pareillement à un corps céleste qui, se trouvant soudain entraîné par l’attraction d’un astre, s’en approche, subit légèrement ses radiations puis s’en éloigne et revient à son trajectoire initial. Cette oscillation extrêmement rapide entre la pongée dans l’univers du Moi et le rapprochement de la réalité constitue l’un des éléments distinctifs constants de la poésie de Mohamed Bouhouch. Essayons maintenant d’examiner attentivement l’une après l’autre ces trois différentes espèces d’abstraction dans le but d’en dégager les caractéristiques: I – L’univers spirituel du Moi poétique : 1- Sa nature et ses traits généraux : Le Moi poétique dans la poésie de Mohamed Bouhouch paraît le plus souvent plongé totalement dans son monde intérieur. Et cette tendance au repli sur soi atteint son point culminant lorsque le Moi s’imagine une âme séparée de son corps. La psychanalyse expliquerait une telle inclination quand elle est constante ou presque chez un individu donné par le besoin de « s’étendre au delà du donné biologique et social »(1), en s’affranchissant des liens qui le tiennent attaché à la vie matérialiste terrestre dans l’espoir d’occuper une place élevée. Mais étant donné que la nature de l’âme a toujours constitué et constitue encore un objet de controverse, il est nécessaire de chercher à fond dans la poésie de Mohamed Bouhouch les indices qui nous éclaireraient sur la conception qu’il s’en fait. L’âme telle que ce poète la conçoit est une entité abstraite et volatile qui se distingue par un dynamisme fort et une légèreté extrême. Et c’est pour cela qu’il la compare à un oiseau : Mon âme est une mouette bleue Entre les bras de l’éternité (2) Sachant que l’oiseau est un symbole archétypal qui exprime la liberté, la propulsion et le vol en l’air, ce que renforce ici la couleur bleue, du fait que cette couleur est celle du ciel et signifie donc entre autres la hauteur et la vastitude à l’infini de tous les côtés, sans compter que le ciel abrite les êtres supérieurs (3). Celle même image de l’âme est reprise presque comme telle dans le vers suivant : Je peux appeler l’âme un oiseau bleu(4) Mais l’âme prend parfois chez le poète des sens totalement différents de ces sens sublimes et reluisants. Et c’est ainsi qu’elle fait des fois figure d’un creuset plein de tristesse et de chagrin. Ce que nous constatons dans ce fragment où il s’identifie à un robinet d’eau et imagine que les gouttes qui en tombent forment un mélange de larmes et de sang : Quant à moi j’appelle Ce robinet flasque Mon âme déclenchée en eau rouge et vive tel un déluge(5) Il est à remarquer que cette conception ne concorde pas totalement avec le sens de l’âme en Islam pour qui, si la connaissance de l’âme fait partie de l’inconnaissable, comme le dit Dieu explicitement : « Et ils t’interrogent au sujet de l’âme, – Dis: ‹l’âme relève de l’Ordre de mon Seigneur. Et on ne vous a donné que peu de connaissance. »(6) et s’il l’a privilégié au détriment du corps de la pérennité de l’existence après sa mort ainsi que de la montée au ciel, il a fait une distinction totale entre « âme » (Rouh) et égo ou moi « Nafs » qui est la source du mal et du péché : Dieu a dit à ce propos : « An-nafs incite fortement au mal sauf si mon Seigneur fait miséricorde »(7 ). Pour cette raison, le sens de l’« âme »chez le poète est, dans une certaine mesure, proche du sens que lui ont donné les psychanalystes , lesquels l’ont conçue sous la forme d’une entité mentale et psychique qu’ils ont dénommée « psyché » et ont utilisé ce terme comme synonyme du mot« âme » (8).Cependant, le sens de l’« âme » dans la poésie de Mohamed Bouhouch s’en différencie quelque peu, du fait de la transmigration dont elle y fait l’objet et que postulent certaines religions non-révélées. Ce qui apparaît dans de nombreux cas d’auto-identification à des êtres inanimés ou vivants comme nous le verrons dans la deuxième partie de cette étude. 2-Son essence et son contenu : Nous avions dit que dans la plupart de temps le Moi poétique chez Mohamed Bouhouch se réduit à une âme et que cette âme est une entité psycho-mentale. Quel est donc son contenu et les fonctions de ses composantes ? Si cette entité est binaire, ses éléments constitutifs immédiats ne sont point égaux mais l’un d’eux est original – l’élément mental –tandis que l’autre – l’élément psychique- en est un simple dérivé. 2-1 : La composante mentale : Dans la plupart des poèmes de Mohamed Bouhouch , le Moi poétique apparaît à travers son discours en proie à une crise aiguë causée par son incapacité totale à saisir le secret de son existence et celui de l’univers. Ce qui se manifeste dans les nombreux contextes où il fait de la découverte de ces deux secrets son but le plus essentiel. En voici quelques exemples : Combien de nuits traverserai-je ? Combien de balles me transperceront Pour que j’aie un sens ? (9) Je peux jouer avec la langue Et être fasciné par les noms : Un enfant effeuillant les mots Et croquant les pommes du sens(10) J’efface…et la probabilité m’enchaîne… Mais je suis certain que mon pays Cache l’herbe de Gilgémish(11) Les roses assassinées sont sur la table La corbeille des baisers sur le bord du lit Les jambes de verre sur les bannes du sens…(12) Cette crise s’est répercutée sur la représentation du Moi poétique de soi-même, de l’Autre et du monde. 2-1-1 : Crise dans la représentation de soi-même : Le Moi poétique éprouve une difficulté très nette à se représenter soi-même. Et ce, sur deux plans : la connaissance de son identité et celle de son rôle. En ce qui concerne son identité, il s’identifie parfois à une chose inanimée comme dans ce vers : Quant à moi J’appelle ce robinet délabré… mon âme De laquelle jaillit une eau Rouge pourpre comme le déluge(13) Parfois à une plante : Je me regarde Je me vois alors Semblable à mon grand-père l’arbre Ses feuilles ressemblent à mes jours En train de tomber tous flétris(14) Ou à un animal : J’entonne les chansons … Je gaspille mes pas … Je marche …j’aboie…j’aboie…et je marche… ……………………………………………. Que cette existence est heureuse Avec un nouveau chien !(15) Ou à un humain : Il est calme et archaïque Il adore le sommeil Et ronfle à faire trembler la terre Il est sénile et triste Il est tout en ruines Et ployé dans sa tombe, Ce vieillard à bout de vie Qui habite mon âme !(16) Cependant si ces quatre exemples ne concordent pas avec le concept de l’identification tel qu’il a été conçu par Sigmund Freud (1856 -1939) chez lequel ce processus psychologique permet à un sujet « d’assimiler un aspect, une propriété de l’autre et se transforme totalement ou partiellement sur le modèle de celui-ci »( 17) et ce modèle est à l’origine l’image idéale du père(18), ils révèlent, par contre, que les modèles, suivant lesquels le Moi poétique chez Mohamed Bouhouch tend à se transformer, sont toujours des modèles négatifs. Ce qui laisse supposer que l’identification chez lui n’est point de nature compensatoire mais plutôt une sorte de mécanisme qui lui donne l’opportunité de se découvrir lui-même dans des états inconscients existant déjà mais dont il ne soupçonnait pas l’existence, et ce, à partir de l’observation de certains êtres et phénomènes dans le monde qui l’entoure. Et si cela est vrai, il n’est pas improbable que les états qu’il décrit soient prénataux et chroniques malgré ses références fréquentes à ce monde extérieur. Quant au rôle que joue l’âme à laquelle il se réduit, il lui semble parfois compensatoire, du fait que cette entité spirituelle prend quelquefois l’aspect d’un refuge au sein duquel il peut fuir les pressions que la réalité exerce sur lui, comme on le voit dans ce passage qui est un des meilleurs exemples illustrant la fuite du poète en arrière vers son monde intérieur abstrait mais clément au moyen du rêve pour s’échapper de sa réalité dégradée et cruelle: Les balcons surplombant l’insaisissable Le battement des pigeons sur les arbres La bruine jaune et tes pleurs versés Pour septembre, Les rires de Zeus raillant Prométhée Les murmures de Roméo à Juliette… Ses mains pluvieuses Son odeur bleue provoquant une joie en moi… Tous ces éléments forment mon univers J’y bâtirai un logis Et je séjournerai là-bas(19) Mais dans d’autres contextes, l’âme fait, au contraire, fonction de contenant où s’installe un élément négatif qui perturbe sa quiétude , comme le vieillard qui l’a habitée dans l’un des exemples précédents. Ce qui montre à quel point cette problématique est complexe : le Moi poétique chez Mohamed Bouhouch est-il en effet un contenu ou bien un contenant ou les deux à la fois ? 2-1-2 : Crise dans la représentation de l’Autre: 2-1-2-1 : L’Autre objectif : L’Autre dans la poésie de cet auteur a, certes, une présence secondaire voire éclair mais elle est suffisante pour donner au lecteur une idée sur sa nature et l’attitude du poète à son égard. Et il est de deux types : l’un est objectif et l’autre est subjectif. L’objectif qui est présent dans la réalité prend presque toujours la forme d’un agresseur comme on le voit dans ces vers : Mon frère Ô celui qui appartient A la meilleure communauté Qu’on ait fait surgir pour les hommes* ! Ô ami qui partage avec moi la patrie ! Imagine-toi En train de m’égorger Pour manger ensuite mon cœur Ivre de victoire(20) Enfin…les conquérants barbares sont arrivés (Après une longue attente ! ) Portant le brancard mortuaire d’Enkidu Sur le navire de Noé !(21) 2-1-2-2 :L’Autre subjectif : le sexe dit « faible »: Quant à l’Autre subjectif qui n’est peut-être qu’un fruit de l’imagination, il est toujours de sexe féminin et constitue une partie prenante de l’univers spirituel du poète au sein duquel il trouve refuge. Pour cela, ses traits sont, pour la plupart de temps, brumeux et desquels on ne peut déduire qu’il est du sexe dit « faible ». D’autre part, rien ne prouve qu’il est toujours une femme, car quelques indices épars suggèrent parfois qu’il s’agit plutôt du poème ( El qasida est un nom féminin en arabe ).Mais quelle que soit sa nature, cet Autre joue un rôle nettement compensatoire. Ce que nous constatons dans ces exemples : J’enflamme mes allumettes Et fais les suppositions suivantes : La femme qui nage devant moi Dans l’écume de la mer Est un poisson dansant dans un aquarium(22) Un parfum indistinct Tel un nuage couleur d’arc-en-ciel M’enchaîne à toi Tandis… Que tes lèvres roses sont un poème Ressemblant à une tulipe Qui ne s’éclot pas(23) Tandis que le miroir voué à l’amour Attend le train tout habillé de nuée blanche Et de cloches d’un fruit défendu ! (24) Parfois, l’existence de cet Autre subjectif se limite à être présent à côté du poète lorsqu’il se trouve dans une situation critique comme il est exprimé dans ces vers : Alors que nous marchons Ta main dans la mienne … Un café explose dans l’avenue : Des membres en sanglots près de nous. Des entrailles éparpillées. Des têtes entrechoquées bêlent(25) 2-1-3 : Crise dans la représentation du monde : La nature spirituelle abstraite de l’univers poétique de Mohamed Bouhouch explique dans une grande mesure la rareté des références au monde extérieur et leur dispersion extrême. Mais la présence sous-entendue de ce monde est forte, du fait qu’il constitue pour le poète un point de départ et un arrière-fond. Et sa présence se concrétise sous deux formes inséparables devenues ensemble aujourd’hui la principale préoccupation de l’homme au cours de cette étape de son histoire : la guerre et le terrorisme. Parmi les passages qui illustrent le mieux ces deux formes d’agression citons les deux strophes suivantes: Alors que nous marchons Ta main dans la mienne … Un café explose dans l’avenue : Des membres en sanglots près de nous. Des entrailles éparpillées. Des têtes entrechoquées bêlent… Nos côtes battent la chamade… C’est la guerre !(26) Mon frère Ô celui qui appartient A la meilleure communauté Qu’on ait fait surgir pour les hommes* ! Ô ami qui partage avec moi la patrie ! Imagine-toi En train de m’égorger Pour manger ensuite mon cœur Ivre de victoire ! Ou imagine Que je te tue au nom de Dieu, Au nom de la religion ! Nous sommes bien deux , Différents l’un de l’autre Mais la destinée nous unit !(27) Parmi les traits les plus saillants de ce monde extérieur le lecteur peut relèver surtout sa globalité et sa vastitude bien qu’il soit tantôt local, tantôt mondial et, en d’autres cas, universel, car le poète se place souvent en plein milieu de la situation de l’être humain dans l’univers, laquelle englobe la situation prévalant dans le monde et celle-ci la situation arabe et locale, puis il se concentre à chaque fois sur l’un de ces trois niveaux étroitement liés. Et cette dimension universelle apparaît dans les noms de lieux, les identités des personnes, les références aux temps, et aux événements qu’il évoque fortuitement ou en fait des pivots autour desquels il fait tourner ses textes. Ce qui montre l’étendue de la vision et des préoccupations de ce poète. Et c’est peut-être pour cette raison qu’il écrit dans les deux langues arabe et française et veille à ce que sa poésie soit traduite en langue anglaise, car il tient visiblement à ce que sa voix arrive au plus grand nombre possible de lecteurs et de pays dans le monde. Cette étendue s’expliquerait aussi par le fait que le poète est conscient de l’unité de la destinée des hommes dans les situations entremêlées et dégradées que le Nouvel ordre mondial a créées, en faisant du globe terrestre une scène élargie où se déploie le terrorisme des grandes puissances et celui de leur progéniture :le terrorisme des groupes religieux extrémistes. Et chacune de ces deux parties fournit la plateforme nécessaire aux multinationales qui entassent des fortunes énormes par la fabrication des armes et des moyens de destruction et leur commercialisation à une grande échelle et ambitionnent de faire la mainmise sur les richesses de tous les peuples du monde ,soit pacifiquement par le biais de contrats qui leur en garantissent la plus grande part et laissent aux possesseurs légitimes des miettes sinon par l’usage de la force ou en attisant des conflits raciaux ou communautaires entre les habitants du pays ou de la région dont elles veulent piller les richesses. Et ne croyez pas que l’homme dans le monde dit « avancé » se prélasse dans les délices. Bien au contraire, la masse laborieuse qui y constitue la majorité de la société souffre de l’exploitation abusive et de la détérioration continuelle de sa situation financière, en plus du terrorisme qui la prend pour cible chez elle. Et c’est ainsi que le poète, en se plaçant dans cette position prospective et dominante qui lui offre l’occasion de prendre conscience de la dégradation de la situation dans le monde tout entier et d’observer les souffrances de l’homme en tout lieu, a pris la réalité comme source constante dans laquelle il puise son inspiration. Ce qui confère à sa poésie sur le plan thématique une dimension universelle et la lie fortement à l’actualité et le devenir humain en cours. Cependant, le Moi poétique ne se contente pas ici d’adopter cette position de prospection et d’observation mais il ressent avec les damnés de la terre les souffrances qu’ils endurent. En effet, comme tous les poètes de la dix-neuvième décade, il a perçu la nouvelle situation qui s’est créée à la suite de l’avènement du Nouvel ordre mondial comme un désastre. Ce qui a eu des effets profonds sur son entité psycho-mentale .Et ces effets sont de deux types : le premier est une sorte de fuite dans deux sens : l’un vers la plongée dans la spiritualité comme il est exprimé dans les vers suivants : C’est la guerre ! (Ou bien un caprice ! ) Ne te presse pas, ô bien-aimée, dis-je … C’est notre façon habituelle de tuer. Ne te froisse pas … ! Ne presse pas le pas ! Nous continuerons à scander cette hymne ! (Ferme cet horizon étrange !) C’est la guerre ! …………………… Ne presse pas le pas ô bien-aimée ! Le monde autour de nous Est une fleur !(28) Et l’autre est de se lancer dans des questions existentielles brûlantes. Et les exemples à cet effet sont nombreux et la plupart d’entre eux tournent autour du sens indéchiffrable de l’existence, lequel a plongé le poète dans une inquiétude profonde qui a fini par remplir son esprit de vide et le faire tournoyer dans le tourbillon de l’absurde . Il dit en ce sens : Les objets sont complètement nus : Je peux appeler le temps “mouche” Et l’ombre“ fleur“. Je peux appeler l’âme “oiseau bleu” Et le ciel* “bien-aimée”… Je peux jouer avec la langue Et être fasciné par les noms : Un enfant effeuillant les mots Et croquant les pommes du sens(29) Le monde est pour lui un cadavre Et il a dans la tête une potence et plein d’épreuves… Qu’espère donc cet homme creux et de grande taille Rêvant de néant ? Et que fera-t-il de sa nature humaine Poussant à la damnation ? ……… Ses yeux se remplissent de passion Il essuie son front perlé de tristesse Souille sa main avec la désorientation Puis à la fin s’accroupit dans les ténèbres(30) D’où vient tout ce grondement Alors que le monde est muet… ? Je ne sais pas …ce qui m’est arrivé Ni avec quel marteau je frapperai… Ma vue s’est irrémédiablement troublé Et mon cœur a été atteint d’acromicrie… En fait … Il n’y a de grondement Que celui D’un ver à soie dans ma tête (31) Tous ces signes laissent penser que l’état dans lequel se trouve le poète soit à cause de l’absence du sens soit de son ambiguïté est un état psychotique engendré par cette inquiétude existentielle. Et les états de ce genre se répercutent généralement sur l’état psychologique de l’individu qui en est atteint. Quels sont donc les effets de cette répercussion tels qu’ils se manifestent dans la poésie de Mohamed Bouhouch ? 2-2 :La composante psychologique En raison de l’incapacité du Moi poétique dans la poésie de Mohamed Bouhouch de se représenter lui-même d’une manière saine, de sa tendance à regarder l’autre comme « l’enfer » et à envisager l’univers comme une masse dépourvue de sens et de l’impossibilité de s’accorder avec le monde extérieur, un sentiment de frustration se répand dans cette poésie ainsi qu’un nuage épais de mélancolie et de souffrance. Et ces affects négatifs dont nous citons quelques exemples y sont hautement fréquents : je suis endolori et crucifié (32) A tel point que je me trouve/ Dans un corps aux feuilles d’automne/ Un squelette nu et triste (33) Ses yeux se remplissent de passion/ Il essuie son front perlé de tristesse (34)Ma main /Rôdée aux souffrances (35)Et le corail me fait souffrir/Tiraillé entre tristesse et sommation/ J’essaie de retrouver mes repères(36)Et tandis que je comptais les gouttes/ Et leurs gémissements…/ Pour en composer des pluies/Un mauvais sang éclata soudain…/Avec une odeur de tristesse (37) Cette composante psychologique du Moi poétique concorde donc totalement avec sa composante mentale. II- Les caractéristiques poétiques de la poésie de Mohamed Bouhouch: Sur le plan de la forme ,Mohamed Bouhouch a tendance à écrire de mini-poèmes composés de trois à dix vers, rarement un peu plus. Et cette taille courte propice à la condensation des sens se prête bien à la création de l’effet poétique qui est l’une des règles principales du poème en prose selon ses ténors et ses théoriciens (38)et que notre poète réussit le plus souvent à respecter grâce à son inclination presque dans tous ses écrits pour l’économie verbale. Une autre caractéristique est aussi saillante dans les textes de ce poète et qui est, à notre avis, la plus importante : c’est l’effort soutenu qu’il déploie pour fasciner le lecteur par l’usage de procédés très variés dont l’accumulation des sens par le biais de l’asyndète et il en fait usage surtout pour l’évocation d’une atmosphère poétique comme nous le voyons dans cette strophe : La prophétie de l’aube/Le gazouillement du soleil vert/Les youyous des oiseaux/L’éveil des fleurs, la nudité du ciel/Le bruissement des piétons/ Sur les trottoirs./Le gémissement des routes/ Les avenues archipleines d’illusion/ Les baisers d’adieu(39) Un autre procédé non moins fréquent dans sa poésie est l’exploitation à fond du fantastique. Et cette technique semble être inspirée des exploits surnaturels attribués aux saints dans le soufisme populaire très répandu dans le milieu natal du poète comme l’ubiquité ,la vision ou l’audition à longue distance et les métamorphoses .En voici deux exemples: J’entonne les chansons …/ Je gaspille mes pas …/ Je marche …j’aboie…j’aboie…et je marche…/ ……………………………………………. Que cette existence est heureuse/ Avec un nouveau chien !(40) Deux yeux qui ricanent dans le verre …(41) Mais le procédé dans lequel il excelle le plus est sans doute la conception d’images inédites comme celle-ci : Mon âme est une mouette bleue Entre les bras de l’éternité(42) La prophétie de l’aube/Le gazouillement du soleil vert/Les youyous des oiseaux/L’éveil des fleurs, la nudité du ciel/Le bruissement des piétons/ Sur les trottoirs./Le gémissement des routes/ Les avenues archipleines d’illusion/ Les baisers d’adieu(43) Enfin, on peut dire, d’une façon générale, que Mohamed Bouhouch compte parmi les rares poètes tunisiens qui ont saisi que la poésie n’est pas une simple expression de sentiments ou un discours incitatif pour conscientiser la foule mais une parole fascinante et déroutante par les connotations qu’elle évoque et les images étincelantes qu’elle véhicule. Et c’est là une conviction qu’il partage avec la plupart des poètes de la quatre-vingt-dixième décade en Tunisie. Conclusion : Il n’était pas dans notre intention, en tentant cette approche concise de la poésie de Mohamed Bouhouch, de mener une étude complète de son œuvre qui comprend jusqu’à présent neufs recueils,mais d’essayer de circonscrire les éléments constitutifs saillants de son univers poétique et de décrire leurs modes de fonctionnement. Et nous avons été aidés dans cette tâche par le suivi régulier que nous faisons des poèmes qu’il publie sur facebook depuis 2009 et dont nous avons commenté et traduit au fur et à mesure un grand nombre. En tout cas, le modèle analytique que nous proposons ici pourra nous servir un jour pour élaborer une étude exhaustive et approfondie de l’œuvre de ce poète. Cependant, cette lecture rapide semble avoir abouti malgré tout à deux résultats intéressants : le premier est de constater les apports très importants des poètes de la quatre-vingt-dixième décade à la poésie tunisienne, grâce à l’attitude critique qu’ils ont adoptée vis-à-vis des types d’écriture utilisées par leurs prédécesseurs et qui les a amenés à se démarquer aussi bien du discours oratoire incitatif que du discours expressif au contenu émotionnel superficiel qui sont de nature à faire basculer le poème dans la vulgarité et la platitude. Le second résultat est la singularité de l’expérience poétique de chaque poète de cette vague dont Mohamed Bouhouch lui-même malgré les traits généraux qu’ils ont en commun, ce que l’on peut expliquer par le fait que chacun d’eux puise son inspiration dans le fin fonds de son être et non dans un courant de pensée ou une culture donnée. Références bibliographiques : 1-Montpellier (Gérard de), « Psychanalyse et conception spiritualiste de l’homme », Revue Philosophique de Louvain, Année 1951 Volume 49 Numéro 21 pp. 130-135 2- Bouhouch(Mohamed),poèmes éclairs, Plûme éditions, Sidi Bouzid, Tunisie 2015 11 3- MOIR (Tristan-Frédéric), Dictionnaire psychanalytique des images et symboles du rêve, livre électronique sur internet, voir les mots « oiseau » et « Ciel ». 4- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, Maison d’édition El Bédoui, Monastir, Tunisie 2014 p101 5- Ibid. p154 6- Le Coran, sourate du voyage nocturne, verset 85. 7- Ibid. sourate de Joseph, verset 53. 8- Parmi les psychanalystes qui ont utilisé le mot »âme » avec ce sens Carl Gustave Jung. Voir à titre d’exemple son ouvrage : Jung ( Carl Gustave ) , Essai d’exploration de l’inconscient, Editions Gontier , Paris 1964 9- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme ,Majal Editions , Tunis 2013 p 94 10- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, p 101 11- Bouhouch(Mohamed), ),poèmes éclairs, p 116 12- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme , p 80 13- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, p 154 14- Bouhouch(Mohamed),Idées rétives , société Yosra d’éditions, Tozeur , Tunis 2009 p 63 15- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, pp 58-59 16- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme ,p 38 17- Laplanche(Jean) et Pontalis (Jean Bertrand), Lexique de psychanalyse basé sur vocabulaire de la psychanalyse, puf, Paris 2007 p 9. 18- Psychologie des foules et analyse du moi”, dans Essais de psychanalyse. Paris, Payot, nouvelles traductions, 1968 ( 1921 )p 38 19- Les balcons surplombant l’insaisissable ( poème inédit) 20- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, 2014 pp 98-99 21- Ibid. p 60 22- Ibid. p 60 23- Bouhouch(Mohamed),poèmes éclairs, Tunisie 2015 p 116 24- Ibid. p 154 25- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme , p 80 26- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur, pp 114-115 27- Ibid. p p114-115 28- Ibid. pp 98-99 29- Ibid. p 115 30- Ibid. pp 101-102 31- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme ,pp 90-91 32- Ibid. p 48 33- Bouhouch(Mohamed),poèmes éclairs pp 12- 13 34- Bouhouch(Mohamed),Idées rétives ,p 63 35- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme pp 90-91 36- Stéphanie Lebon dit à ce sujet : « La brièveté (au maximum quelques pages) et la concision de l’écriture sont caractéristiques du poème en prose. »,voir : « Vers une poétique du poème en prose dans la littérature française moderne »,voir »Revsta lenguas modenas no 13 2013 p 101 Quant à Suzanne Bernard, elle définit le poème en prose comme suit : « Il s’agit d’un texte en prose bref, formant une unité et caractérisé par sa « gratuité », c’est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni de transmettre une information mais recherchant un effet poétique ». Suzanne Bernard, dans sa thèse Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours , Nizet, Paris 1959 p.6 37- Bouhouch(Mohamed),poèmes éclairs, p 7 38- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur,p 154 39- Je m’établirai là-bas(poème inédit) 40- Bouhouch(Mohamed),Le monde est une fleur,pp 58-59 41- Ibid. pp 62 -63 42- Bouhouch(Mohamed),poèmes éclairs,p 11 43- Bouhouch(Mohamed), Le jardin de l’abîme,p 48 . Mohamed Bouhouch Mohamed Bouhouch est né à Sfax le 30 août 1962. Il a fait ses études universitaires à l’Institut National du travail et des études sociales de Tunis où il a obtenu en 1986une maîtrise ès études sociales.Il exerce la fonction d’économe conseil avec le grade de chef de division à la direction régionale des affaires sociales de Tozeur . Sa poésie, essentiellement mentale du type existentiel avec une teneur légèrement mystique, acquiert au contact de la réalité arabe dégradée une dimension absurde ou surréaliste. Sur le plan stylistique, ses poèmes, pour la plupart des haïkus, se distinguent par une forte condensation sémantique et rythmique. Ses recueils de poèmes en arabe : Livre des illuminations, Sybawih pour l’édition et la publication , Monastir , Tunis 2005 – Les versets de narcisse, maathir pour la production culturelle numérique, Tozeur, Tunis 2006- La joie versée, Union des Ecrivains Tunisiens, secteur de Tozeur, Tunis 2007- Idées rétives , société Yosra d’éditions, Tozeur , Tunis 2009 – Sous le ciel de l’éternité, (choix de poèmes, traduits en anglais sous le titre : Under The Shadows Of Eternity), Union des Ecrivains Tunisiens, secteur Tozeur Tunis 2010. Ses recueils de poèmes en français et en anglais : Le jardin de lumière, Maathir pour la production culturelle numérique, Tozeur, Tunis, 2007- Sous le ciel de l’éternité, (choix de poèmes, traduits en anglais sous le titre : Under The Shadows Of Eternity), Union des Ecrivains Tunisiens, secteur Tozeur Tunis 2010 – Le jardin de l’abîme ,Majal Editions , Tunis 2013 -Le monde est une fleur, Edilivre ,Paris 2015. 2016-04-21 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet