Mémoires d’un critique : Le militant Mohamed Ben Jannet (11 février 1940 – 12 novembre 2o12 )et le mouvement d’avant-garde tunisien 17 mai 2020 Mohamed Ben Jannet Mohamed Ben Jannet était un personnage singulier, aux horizons intellectuels larges et doté d’une vaste et solide culture .Il était purement rationaliste, analysait logiquement et appuyait ses opinions par des arguments précis et appropriés et ne s’emportait jamais, ni se laissait entraîner dans les insultes et les dénigrements .Les Tunisiens l’avaient connu pour la première fois en juin 1967 quand il avait mené une grande manifestation estudiantine à l’occasion de la guerre de six jours devant l’ambassade de la grande Bretagne à Tunis. A cette époque, il était étudiant à la faculté de théologie et des sciences religieuses de Tunis et en même temps membre du groupe politique de gauche interdit « Perspectives tunisiennes».Cette action lui valut d’être arrêté puis traduit en justice et condamné à la peine capitale communiée par la suite en vingt ans de prison ferme puis jugé en 1968 et condamné à deux ans de prison. Je l’avais rencontré pour la première fois par hasard en 1970 après sa sortie du prison suite à une grâce présidentielle. Un jour, j’étais à l’avenue de Paris près du Passage en compagnie du nouvelliste et dramaturge Ezzedine Madani lorsque nous vîmes au trottoir d’en face un jeune homme qui agitait la main en notre direction puis traversa la chaussée et donna l’accolade à Ezzedine. Ezzedine me le présenta : « C’est Mohamed Ben Jannet », dit-il. Mais il n’avait pas besoin d’en dire plus parce que les anciens étudiants en parlaient sans cesse avec admiration. Une fois parti, je dis à Ezzeddine Madani : « Tu n’as pas peur qu’on te voie avec Mohamed Ben Jannet surtout que tu es le rédacteur en chef du supplément culturel du journal « El Amal », l’organe du parti au pouvoir ? » -« Je m’en fous, me répondit-il, je suis avant tout un écrivain et j’écris pour tout monde donc je parle avec tout le monde .Et Mohamed Ben Jannet est l’un de mes amis. S’ils veulent me destituer , qu’ils le fassent. ». L’année d’après 1971, je m’assoyais fréquemment avec Hassine Loued, Hamadi Touhami El Kar et Hédi Bouhouch et d’autres camarades de classe au café Ali Baba à la rue Ibn Khaldoun à Tunis parce qu’il était tout près du restaurant estudiantin sis à la même rue quand Mohamed Ben Jannet s’était mis à se joindre à nous de temps en temps puis à partir du deuxième trimestre de cette même année au café « Brazilia» qui se trouvait à l’intérieur du bâtiment du Belvédère et que nous avions élu comme lieu fixe de nos rencontres pour des raisons que j’expliquerai plus tard dans un article que je consacrerai à ce café. Ce qui m’est resté en mémoire des rencontres avec Mohamed Ben Jannat ses critiques à l’encontre des principales thèses de l’Avant-garde littéraire que je résume en ces trois points : L’Avant-garde n’était pas un courant de gauche et dès le début il ne croyait nullement aux capacités révolutionnaires du prolétariat mais à celles des couches sociales marginales (chômeurs et étudiants surtout ). D’ailleurs, le héros de « L’Homme Zéro », la fameuse nouvelle d’Ezzedine Madani qui avait soulevé après sa parution dans la revue « El Fikr »en décembre 1968 de violentes réactions dans les mass médias est un jeune homme chômeur instruit qui a volé un pain pour calmer sa faim et qui a été arrêté, traduit en justice et écopé une peine de prison le même jour. D’un autre côté, les poètes Mohamed Habib Zannad et Tahar Hammami et le nouvelliste Samir Ayyadi décrivaient dans leurs textes poétiques et narratifs la situation malheureuse des marginaux ( le vendeur de cigarettes , le cireur des chaussures , le marchand ambulant des fripes .les vagabonds nocturnes….etc.). Mais Mohamed Ben Jannet trouvait cette sensibilité plutôt populiste et sans aucune valeur, parce que selon lui, ces couches sociales sont incapables de par leur situation, leur position sociale et leur degré de conscience d’opérer le moindre changement positif. Certes, Ils peuvent sortir dans la rue pour crier, casser, incendier et saccager mais elles n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir. Et si jamais elles faisaient tomber le pouvoir en place, ce sont d’autres parties qui s’en empareraient et le peuple n’en tirerait aucun profit .Et ce qui se passe en Tunisie depuis 2019 donnerait peut peut-être raison à Mohamed Ben Jannat . – Le deuxième fondement théorique que récusait Mohamed Ben Jannat chez les avant-gardistes était leur conception de l’identité qui consistait à adopter le fameux appel du critique et nouvelliste tunisien Mohamed Bachrouch (1910 -1942) dans les années trente à une littérature tunisienne ni orientale ni occidentale. Ben Jannet disait à ce sujet : « L’art est universel et n’a pas d’identité. Personnellement, je me trouve dans les œuvres de Victor Hugo, de Tolstoï, de Dostoïevski, de Hemingway, de Tagor .Et toute littérature uniquement locale n’a pratiquement aucune valeur. Quant à mes origines ethniques, que gagnerais-je si mes ancêtres étaient berbères ou puniques ou arabes ou turcs ? L’important est le présent et l’avenir. Aujourd’hui dans notre pays il y a deux classes : l’une possède les moyens de production et l’autre ne les possède pas et le rôle de l’écrivain ou de l’artiste est de choisir clairement son camp. Et il n’y a aucune place pour la neutralité. – Le troisième point qu’il contestait est le refus par l’avant-garde des formes d’expression classiques .Ben Jannat disait à ce sujet que la poésie arabe classique dite verticale est capable d’exprimer les ressentis et les pensées de l’homme moderne à condition qu’ele trouve le poète rompu à es techniques et ses conditions, citant en exemple la poésie du grand leadeur chinois qui écrivait ses poèmes suivant une métrique ancienne datant de trois millénaires. Il reprochait aussi aux avant-gardistes leur refus de reconnaître la valeur littéraire des écrits des grands poètes classiques le considérant come une attitude puérile car pour lui Ahmed Loghmani, Tahar Kassar et Jalaleddine Naccache par exemple sont de grands poètes mais des poètes réactionnaires .Pour cela , il faut critiquer les thèmes qu’ils traitent et non la valeur de leurs écrits. Bien entendu à chacun de ces arguments nous répliquions par le nôtre et les discussions s’étalaient sur plusieurs heures et restaient toujours ouvertes. Que Dieu recouvre Mohamed Ben Jannat de sa sainte miséricorde et l’accueille dans son vaste paradis ! C’était un vrai et sincère militant démocratique. 2020-05-17 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet