Les archives des commentaires poétiques de Mohamed Salah Ben Amor :3 -Les poèmes et les récits de Patricia Laranco :3-6: Le poids du soir

Patricia Laranco

 

 

Le poids du soir. Trains de banlieue, métros, quais, couloirs, où les foules se ruent, en désordre, potentiellement prêtes à vous avaler, à vous broyer.

Partout, la hâte desséchante, brutale, inhumaine de ces espaces de transit où toute individualité, toute épaisseur, toute présence de l’être se diluent, se perdent – quelquefois à en faire mal…

La sensation de néant qui s’infiltre en-dedans de vos veines. Au gré de cette obscure lutte menée envers et contre tout pour exister. Vaine. Perdue d’avance.

La déperdition d’être, l’affaissement de toute votre carcasse au fil de ces soirs nauséeux où l’on se dépêche de rentrer chez soi, tout écrasé, tout endolori de solitude. En s’efforçant, avec l’énergie stérile, usante du désespoir de se forcer coûte que coûte un passage entre tous ces visages (si l’on peut toutefois employer encore ce terme) rogues et moroses qui suent la fatigue, l’impatience, la fermeture à l’autre.

Le wagon. Une accumulation de lassitudes et de mauvais vouloirs. Une improbable accumulation de charges électriques toutes semblables qui se repoussent, s’entre- hérissent.

Des erzats de présences que, seul, le hasard a « réunies » là et qui, toutes, justement, s’escriment à le contrer, à leur manière, en lui opposant toute l’ampleur de leur force d’inertie butée.

Cet insupportable « chacun dans sa bulle » invisible qu’on ne peut crever. Dont on ne pense plus qu’à s’évader…oui, fuir, s’envoler à tire d’ailes, flotter au-dessus du wagon, par delà les vitres pas nettes…oublier le dégoût boueux qui vous submerge et vous noue les tripes…et, pour se faire, se barricader à son tour au creux d’une « bulle » !

 

Bien que le discours de la narratrice-héroïne dite auto-diégétique soit  visiblement influencé par des concepts-clés assez vulgarisés de l’existentialisme de Sartre, notamment la nausée, le néant et « l’autre, c’est l’enfer », il n’en demeure pas moins qu’il recèle, au niveau de la forme, des éléments esthétiques fascinants produits non par ces notions abstraites en soi mais par leur assimilation, leur intériorisation et leur remodelage artistique qui les a concrétisées sous forme d’expressions bourrées d’images déroutantes et chargées de fortes émotions. Et c’est à ce niveau-là que se distingue l’artiste, dont les atouts majeurs sont sa sensibilité esthétique aiguisée et son imagination féconde, du philosophe qui fait un plein usage de l’entendement et de la logique. En effet, le lecteur de ce texte, bien qu’il ne lui échappe pas dès le début que son arrière-fond est existentialiste sartrien, se sent du premier coup fasciné  par la description subjective hautement poétisée de la solitude de la locutrice dans sa bulle fermée sur elle-même, en pleine foule. Une autre source fascination et non des moindres : l’absence d’exposition et de dénouement, ce qui a réduit le texte tout entier à un nœud inextricable.

 

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