L’identité éclatée dans le recueil de poésie Tu es nombreuse toi(1) de Suzanne Ibrahim par :Mohamed Salah Ben Amor 28 mai 2017 Suzanne Ibrahim La conscience du Moi poétique de son identité individuelle constitue le thème principal du recueil de Suzanne Ibrahim intitulé Tu es nombreuse toi(1) . Et cela apparaît dans le nombre élevé de signes qui s’y rapportent.et sa domination sur l’esprit de la locutrice dans la plupart des poèmes. Ce qui laisse supposer qu’elle souffre d’une crise d’autoreprésentation et de difficultés à déterminer sa relation avec l’Autre et sa position dans l’univers. Et en examinant de près les manifestations de cette crise, tout en essayant de mettre à nu ses causes et explorer ses dimensions, nous découvrons qu’elle a plusieurs facettes et qu’elle couvre différents niveaux. En premier lieu, elle est d’ordre intellectuel. Et sur ce plan, elle se présente sous la forme d’une rupture déclarée avec le système social et culturel établi. A un second niveau, elle est politique et idéologique. Et là, elle est fortement liée à la situation dégradée qui s’est mise en place au Proche-Orient depuis l’invasion de l’Irak en 1990 et la destruction et les pertes humaines qu’elle a engendrées. Ensuite, elle est psychologique. Et de ce côté-là, elle se manifeste comme un conflit intérieur entre un sentiment de supériorité impérieux affiché et une souffrance presque sous-jacente dont les signes émergent de temps à autre à la surface du discours Quatrièmement, enfin, elle est mentale et plus exactement existentielle .Et ici, elle fait figure d’un élan enthousiaste pour dépasser les préoccupations du quotidien et de l’instant présent et poser des questions brûlantes sur le pourquoi de l’existence humaine sur terre. Observons minutieusement ces différents aspects, tout en essayant d’y dégager les principales composantes de l’identité individuelle du Moi poétique, à partir des signes qu’il émet dans son discours qu’ils soient explicites ou implicites ou comme l’a si bien formulé John Searle ( né en 1932 ), aux deux niveaux de la locution et de l’illocution, avant de nous arrêter sur les traits poétiques marquants de la poésie de l’auteure. I- Les facettes de la crise du Moi poétique dans son discours : 1- La première facette de la crise : l’incompatibilité des idéaux féministes du Moi poétique avec l’image dominante de la femme dans son milieu socioculturel : La source originelle de cette crise multi-facettes et multidimensionnelle à laquelle fait face le Moi poétique dans la représentation de soi-même est, selon ce que laisse percevoir son discours, de nature intellectuelle et doctrinale avant qu’elle se soit percuté sur les deux niveaux psychique et mental. Il s’agit tout précisément de son adhésion aux principes prônés par le courant ultra-féministe qui appelle à l’égalité totale entre les deux sexes, tout en confiant à la femme la tâche de défendre ses propres droits dont notamment son autonomie par rapport à l’homme et l’indépendance de sa décision en tout ce qui a trait à sa vie privée. L’adoption par la locutrice de ces principes apparaît, à titre d’exemple, dans ces vers : J’ai un agenda qui n’est pas protégé par de gardes-côtes Je ne cache point les noms des hommes Ni leurs lettres, ni leurs numéros de téléphone Dans les poches d’habits délaissés Je ne fais pas passer illicitement De petites sommes dans de vieilles doublures Ou dans des oreillers de coton Ou sous le lit d’un amour oxydé par la routine A moi de choisir le genre de pleur, Le type de pain Et l’heure d’aller au lit et de délirer J’ai des murs qui dissimulent les conditions météorologiques Lorsqu’un renversement printanier m’assaille Je suis la dame de cet « ici » restreint Je suis la dame de « quand », d’« où » et de « comment » Et je possède ce qu’elles n’ont pas : Une âme incitatrice aux roses et à l’envol ! (Tu es nombreuse toi p 12) Ce courant, apparu dès le XIXème siècle en Europe et aux USA où il mena ses activités à une large échelle avant de se radicaliser à partir de 1968, en appelant à l’égalité totale entre les deux sexes (3) fit son entrée dans la culture arabe dans cette forme radicale aux débuts des années soixante-dix depuis l’Egypte où Nawal Saadaoui ( née en 1930 ) en fut la pionnière et la propagatrice. Cette penseuse avait profité, à vrai dire, de l’ambiance d’ouverture sur l’Occident que plusieurs réformateurs et intellectuels arabes éclairés avaient préconisée sous des régimes à tendance socialiste ou libérale surtout en Egypte ,en Tunisie, au Liban, en Iraq, en Algérie et au Maroc. En effet, plusieurs appels à la liberté de la femme lancés par des hommes et des femmes plus modérés avaient auparavant ouvert la voie à ce courant dont les plus fameux étaient Kacem Amine ( 1908 -1863) en Egypte et Tahar Haddad ( 1899 -1935 ) en Tunisie. Mais ceux-là furent confrontés à une opposition farouche de la part des conservateurs malgré qu’ils se fussent appuyés sur le principe de conciliation entre la modernité et l’essence de la religion musulmane et leur tentative de tirer de l’esprit de la charia des arguments soutenant l’autorisation de la mixité dans les salles de classe, le non-port du voile par la femme musulmane et son droit d’exercer un travail hors de la maison. Que dire alors lorsque la femme arabe s’est mise plus tard à revendiquer elle-même ses droits et à s’appuyer dans cette démarche sur des arguments logiques et non religieux, dans des circonstances de plus en plus marquées par la régression des pensées socialiste et libérale et la montée en puissance des courants religieux extrémistes ? Cependant, la femme arabe libérée ne fait pas seulement face à un simple courant d’idées mais à une mentalité sociale orientale ancestrale rigide dont les racines plongent dans les profondeurs de l’histoire, jusqu’à la période qui avait précédé l’apparition des religions monothéistes, une mentalité qui considère la femme comme un complément à l’homme et limite par conséquent son rôle à le servir. Ce qui est évidemment incompatible avec les idéaux féministes auxquels s’attache le Moi poétique dans ce recueil. D’oû sa rébellion contre cette mentalité et sa démarcation de l’image qu’elle donne du sexe dit « faible » : Je suis une femme ô ma mère ! Je connais les secrets des grand-mères Les souterrains de Shahrazade Et toutes tes amulettes incrustées de mille « oui » Je suis une femme ô ma mère ! Le coffret de ton mariage ne m’oblige en rien Je déteste vos bracelets, Vos colliers, Et tout ce qui désire m’entourer .. Je suis une femme ô ma mère ! Les boîtes à coucher me rejettent Parce que je suis en train D’arranger les détails d’un autre conte (Tu es nombreuse toi p 6) Et ce qui tracasse le plus le Moi poétique, lui qui porte les nouvelles idées féministes libératrices, est que cette vision dévalorisante à l’égard de la femme est profondément ancrée dans la mentalité d’un grand nombre d’hommes arabes qui se comportent avec elle, même inconsciemment, comme si elle était un objet de possession. L’auteure dit dans ce sens : En ta présence Ma féminité est semblable à un journal Qu’un conducteur tire d’un coin abandonné Essuie avec, les vitres de sa voiture Sans faire beaucoup d’attention Puis s’en va. (Tu es nombreuse toi p 8) 2- La deuxième facette de la crise : La dégradation de la situation politique au Proche-Orient et la catastrophe qui a frappé l’Irak voisin : Si la réalité socioculturelle est l’obstacle majeur qui empêche le Moi poétique de réaliser son rêve d’être la maîtresse de soi-même, conformément à la conception féministe idéale à laquelle elle adhère et non un être chosifié rattaché à l’homme, un autre facteur a contribué à aggraver encore plus sa tragédie et son état psychologique déficient. Il s’agit de la dégradation de la situation politique au Moyen-Orient en général et la catastrophe qui a frappé l’Irak voisin en particulier, durant l’invasion puis l’occupation, lesquelles ont semé destruction et mort dans ce pays, en plus de la division du peuple irakien en des sectes hostiles se livrant à une guerre fratricide sans merci. L’écho de cette situation explosive se perçoit dans quelques poèmes du recueil tel que le montre le passage suivant : Les charrettes du vent flânent sur les côtes de la patrie Ö cocher ! J’entends le grincement des roues La danse du gémissement Les pleurs galvanisants des mères endeuillées Et le cœur improvisant les prières surérogatoires Du souffle du vent (Tu es nombreuse toi p 37 ) Dans les avenues de Baghdâd Les tripes éparpillées Ne connaissent pas Laquelle est sunnite Et laquelle est chiite Laquelle est arabe Et laquelle est kurde .. Je ne me rappelle pas Du nom du chef du parti au pouvoir Du nom du chef de gouvernement Je ne me rappelle D’aucun des députés Je me rappelle d’une queue de mendiants Sous les balcons du ciel (Tu es nombreuse toi p 35) D’autre part, la poétesse exprime son épouvante face à la division des Arabes et aux dangers imminents qu’elle a engendrés, lesquels ont commencé à ébranler la région du Golfe toute entière et qui peuvent l’anéantir à tout moment comme si elle prédisait l’extension de la catastrophe jusqu’à son pays dans un futur proche .Ce qui fut fait : Tout le long du golf Entre les mâchoires de l’océan Les avant-bras de la prière implorent : Ö Dieu ! Les éléphants de la terre nous dévastent Où sont vos nuées d’oiseaux Les voici qui arrivent de toute part 3- La troisième facette de la crise : un conflit entre le sentiment de supériorité déclaré du Moi poétique et sa fragilité psychologique dissimulée : La facette intellectuelle de la crise constitue, comme nous l’avons vu, l’arrière-fond duquel elle émane, du fait que le Moi poétique s’attache dans la vie à des principes incompatibles avec la mentalité dominante qui n’approuve que leur contraire. Mais comme tout arrière-fond, la présence de cette facette est implicite et non formelle. Ce qui explique la rareté des mentions faites à la tendance politique ou idéologique de la locutrice bien que cette dernière soit malgré tout facilement décelable. Pour cette raison, c’est la facette psychologique découlant de la précédente qui occupe d’une manière prédominante la façade du discours. Ce qui n’a rien d’étrange, car c’est là où réside la différence entre l’intellectuel ordinaire qui peut , en général, résister aux chocs qu’il subit quand il se trouve dans une situation suffocante et l’intellectuel artiste dont l’hypersensibilité le prédispose, dans pareille situation, à entrer dans des crises capables d’ébranler sa psyché de fond en comble .Et étant donné que les causes de cette crise sont constantes, ses symptômes le sont aussi nécessairement. Ce qui lui donne un aspect homogène et bien défini .Quels sont donc les éléments constitutifs de cette structure psychique et quels sont ses caractéristiques dans le discours du Moi poétique ? Henri Bergson ( 1859 -1941) estime, à cet égard, que l’âme humaine comporte deux niveaux : un moi superficiel et un autre profond. Dans le premier se regroupent les effets du milieu extérieur sous formes d’impressions et de sensations contigües .Mais lorsqu’on descend aux profondeurs, on trouve que ces impressions et sensations se sont fondues les unes dans les autres jusqu’à ce qu’elles aient formé une entité spécifique, laquelle diffère d’un individu à un autre dans un même milieu. (4)Et c’est justement cette entité qui nous intéresse ici. L’entité du Moi poétique paraît être constituée dans son niveau profond de deux compartiments, pour reprendre le terme de Carl Gustave Jung (1875 -1961 ) (5), l’un d’eux, mis en avant et ayant le plus de présence, se présente comme un sentiment impérieux de supériorité, tandis que l’autre a la forme d’une fragilité psychique extrême et est généralement caché sans que cela l’empêche d’émerger de temps à autre à la surface du discours .Ce qui fait d’eux une paire d’éléments opposés formant une dichotomie. 3-1 :Le sentiment écrasant de supériorité dans le discours du Moi poétique : Le sentiment de supériorité dans le discours du Moi poétique n’est pas une simple sensation d’excellence dans des contextes donnés mais plutôt un sentiment d’être la meilleure des des êtres féminins sans distinction. Ce que dénotent nettement ces vers : Seule Et je possède ce qu’elles n’ont pas J’ai un soleil qui fait mûrir doucement mon éveil Un double roucoulement qui murmure Ses mots séducteurs au matin Sur les branches de ma fenêtre Un miroir qui sourit à mon visage Alourdi de restes de rêve et de couleur J’ai le plaisir de m’étendre et me fainéanter Le silence confortable Le luxe de l’horizon Les clefs des portes, le temps, les routes Les armoires des habits, Les livres, L’ambiance parfumée spécifique A mon humeur maritime J’ai le pouvoir De gérer l’espace Selon l’orientation de ma jouissance De boire du café Sans la bousculade des mots J’ai les amis, Les cartes de jeux Et le bruit du dé Au moment où il dégringole Sur le bois de ma tête (Tu es nombreuse toi p 11 ) Bien plus, ce sentiment de supériorité s’amplifie à certains moments à tel point que le Moi poétique ne semble se déifier. Toutefois, cette tendance à la déification doit être saisie au sens figuré et non au sens propre comme il est exprimé clairement dans ces passages : Je témoigne qu’il n’y a aucun moi à part le mien Portant la nuée du péché Annonçant l’heureuse nouvelle de l’immortalité… ( Tu es nombreuse toi p 5) Le rêve a essayé de séduire les limites Pour jouir de leur rougeur Elles m’ont alors enfantée… Je n’ai ni nom Ni un numéro d’enregistrement Dans les registres des anges et des diables Mon nom est sur le trottoir de tout univers (Tu es nombreuse toi p13 ) Les psychologues sont unanimes que cette vision du Moi est négative parce qu’elle provient d’un état maladif dont le sujet imagine que son âme a été créée d’une matière magique qui lui donne l’immunité totale, lui garantit l’infaillibilité et l’empêche de basculer même accidentellement dans la bassesse, la banalité et la précarité, faisant de lui, en quelque sorte, un être parfait et sans égal, voire le meilleur de son époque, du moins de son point de vue. Et le point faible dans cette vision est que l’individu qui la porte sur soi-même ne se rend pas compte qu’elle est régie nécessairement par ses intérêts, ses désirs, ses interprétations et ses objectifs personnels, lesquels sont tous des données purement subjectives qui ne garantissent point à l’individu l’atteinte de la vérité. Pour cette raison, le gonflement du Moi cache, dans la plupart de temps, une fragilité psychologique excessive et une faiblesse extrême de la personnalité. Jacques Lacan ( 1901 -1961 ) dit en ce sens : Quand font défaut les armes qui peuvent abattre les obstacles opposés par la vie, deux voies s’offrent à la personne pour refouler les expériences qui la contrarient : « récuser le jugement d’autrui ou s’esquiver dans des espoirs d’avenir, qu’aucun insuccès ne peut dissoudre »… « Apparu dans l’âge mûr et lié à des idées de persécution, le délire semblera avant tout une mesure de défense contre les influences contrariantes de la vie et se distinguera essentiellement par une surestimation sans mesure des propres capacités du sujet ».(6) Ceci est le point de vue de la psychanalyse sur le sentiment de supériorité .Quant à la psychiatrie, elle le désigne par le terme de la mégalomanie et le considère comme un état psychotique .Toutefois et quoi qu’il en soit ,ce serait un abus préjudiciable de projeter ces deux jugements sur le Moi poétique dans les contextes socioculturels et civilisationnels où il a élaboré son discours et dans lesquels il se trouve assiégé, réprimé, dénigré, menacé de réification ,de subordination, de marginalisation et d’incapacité et dont les dons et les compétences sont mis en doute .Et tout ceci non pas parce qu’il est un individu bien déterminé ayant commis un crime passible d’une peine quelconque mais à cause de sa féminité. Ce qui est, si nous le voulons, une véritable malédiction à dimensions fataliste, existentielle et tragique. Dans un tel contexte, la signification la plus plausible du sentiment de supériorité et de la mégalomanie est la défense du Moi non en tant qu’individu mais comme une essence. Et cette défense revêt un aspect décisif. Ce qui explique que le Moi poétique l’accomplit avec la plus grande détermination possible. 3-2 :La précarité psychologique extrême du Moi poétique dissimulée derrière le sentiment de supériorité : Ce qui appuierait notre explication de ce sentiment écrasant et violent dans le discours du Moi poétique est quelques signes épars y dévoilent le contraire de ce qu’il énonce :il s’agit d’une fragilité psychologique excessive se manifestant comme une sensation de vide intérieur tel qu’il l’exprime dans ces vers : Le verre est devant moi Je n’y vois aucune moitié pleine Ni mon autre moitié vide Comment se fait-il que les deux moitiés Se soient estompées ? (Tu es nombreuse toi p 29 ) Parfois comme une sensation de désorientation : Je suis le cercle Cherchant un centre ( . Tu es nombreuse toi pp 43-44 ) Ou sous la forme d’une tristesse pesante et d’une douleur vive : Salut à la tristesse qui réveille ton sommeil serein Salut aux larmes qui pardonnent L’alternance du silence… Puis me jettent dans l’estuaire de tes poèmes… (Tu es nombreuse toi p 29 ) Bonjour l’Aïd J’ai remarqué le doublement De ma solde de tristesse J’ai ouvert les valises des mots Arrangé dans son fond L’excédent de dépenses d’un seul jour (Tu es nombreuse toi pp 30-31) Mes larmes ont comme les hôtels de luxe Des portes fines Qui s’ouvrent Au moindre passage à proximité (Tu es nombreuse toi p 33) Lorsque la tristesse traverse ton miroir Rien n’est certain sauf la douleur Dans la terre d’un désespéré Il n’y a que des pierres tombales (Tu es nombreuse toi p 37 ) 3-3:Schizophrénie du du Moi poétique survenue à suite du cumul de la précarité et de la mégalomanie : Le cumul de ces deux sentiments contradictoires est l’un des aspects du dédoublement de la personnalité qui se forme avec l’apparition d’une deuxième personnalité à côté de l’originale lorsque le dispositif défensif de l’individu s’avère incapable de supporter les contrariétés du milieu extérieur et de les contenir. Une partie du Moi s’en détache alors et crée une nouvelle réalité imaginative dans laquelle il se réfugie pour fuir la réalité réelle. Jean Bergeret (né en 1923 ) dit à cet égard : « Le point de départ du dédoublement est une relation double avec la réalité qui mène à la fragmentation du Moi lorsqu’une partie du Moi crée un sentiment de sérénité. Et cela se passe lorsque le dispositif défensif contre la réalité n’est pas suffisant ». ( 7) Et il y‘a nul doute que la personnalité originale dans le cas que nous sommes en train d’étudier est la personnalité fragile et que le sentiment de supériorité vise à la dépasser ou à la cacher ou à la fuir. Mais sa présence permanente prouve que toutes ces tentatives se soldent presqu’automatiquement par échecs. La récurrence de ce dédoublement dans les poèmes de ce recueil est remarquablement frappante comme nous le voyons dans les passages suivants : Elle n’était pas Damas que vous connaissez Il n’était pas nuit Il n’était pas pluie Ce n’était pas moi mais moi était seul Moi étant seule était son logis Seule…seul nous avions marché La nuit de Damas se déchira alors (.Tu es nombreuse toi pp 20 -21 ) Le miroir s’est brisé Comment me verrais-je Tout en étant dans mon intérieur ( Tu es nombreuse toi p 24 ) Tu es plurielle toi Des femmes en une seule Laquelle j’emprisonne et laquelle j’exile ? Laquelle d’entre elles j’aime Et laquelle je hais ? Sois comme il faut Une femme de moins (Tu es nombreuse toi p 4 ) La solitude s’assoit avec moi Nous sirotons à tour de rôle La tasse de l’ennui (Tu es nombreuse toi p 22 ) 4- La quatrième facette de la crise : l’inquiétude existentielle profonde du Moi poétique vis-à-vis de sa position dans l’univers : Nous pouvons donc dire que avons affaire à un Moi poétique biparti qui s’est divisé suite aux fortes pressions qu’exerce sur lui le milieu socioculturel. Puis son état s’est détérioré sous l’effet de la situation politique dégradée qui prévaut au Proche-Orient et qui laisse présager une extension imminente à tous les pays de la région et parmi eux la Syrie. D’autre part, le discours de la locutrice révèle dans certains de ses contextes que la crise dont elle souffre s’est étendue du niveau psychologique au niveau mental, acquérant une dimension existentielle dont les éléments constitutifs sont l’inquiétude, l’ennui et l’angoisse, non seulement à cause de la réalité dégradée mais aussi de l’ambigüité de la relation entre le Moi et l’univers aussi bien spatialement que temporellement. Et rien n’empêche que cette dimension découle d’une forme embryonnaire lointaine antérieure à la crise psychologique actuelle remontant à la période enfantine et que la crise dans laquelle est plongée le Moi aurait réveillée pour la voir ensuite émerger à la surface de la conscience et constituer une autre partie supplémentaire du Moi, contribuant ainsi à aggraver l’état d’éclatement dont il est atteint. Parmi les nombreux exemples qui illustrent cette dimension existentielle et notamment le caractère incertain de la relation entre le Moi et l’espace, entre lui et le temps et entre lui et soi-même nous citons les vers suivants : J’ai remédié à une partie de moi Et me suis retournée à mon miroir Qu’elle différence y’a-t-il entre Que je sois ici ou là ? J’ai allumé tous les champs des pleurs Et la jarre du cœur n’a pas cessé De faire mûrir ses miroirs (Tu es nombreuse toi p 32 ) Philosophe Le ciel est un ensemble de miroirs L’homme n’est-il pas Le reflet de l’Absolu sur la terre ? ( . Tu es nombreuse toi p 24 ) Combien de fois je me suis demandé : Pourquoi mon éveil fait-il la course Contre la sonnerie du réveil ? (Tu es nombreuse toi p 28 ) Pourquoi mon jour est-il composé De vingt-quatre heures Comme le leur ? ( Tu es nombreuse toi p 19 ) Devant les mers de l’âge L’enfant puise-t-il dans une étendue Et le vieux puise dans ses miroirs ! (Tu es nombreuse toi p 30 ) Maintenant… La neige a une envie ardente De fondre Tandis que moi…j’ai un désir enflammé De me libérer… (Tu es nombreuse toi p 30 ) II- Les caractéristiques poétiques de la poésie de Suzanne Ibrahim : La conception de l’image poétique chez Suzanne Ibrahim est assujettie à un système constant, régulier et bien défini que l’ont peut dénommer poétique de l’éclatement ou de la partitivité, laquelle se fonde sur l’exploitation de la charge de fascination portée par la notion de bi-fractionnement d’un élément quelconque. Cette technique a été utilisée par l’auteure dans la création d’un grand nombre d’images dont nous avons cité ci-haut plusieurs exemples .Et en voici, dans ce qui suit, d’autres : Comment saisis-tu que je ne suis pas toi ? J’étais peut-être toi … Mon Moi m’ai donné plus d’importance Je suis devenu moi (Tu es nombreuse toi p 7 ) Je me plains de toi à moi Je me fais des reproches Et je te pardonne (Tu es nombreuse toi p 42 ) Chez moi j’ai deux chambres : L’une pour tes souvenirs Et l’autre pour tes attentes (Tu es nombreuse toi p 47 ) En plus de cette tendance dominante, les poèmes de Suzanne Ibrahim se distinguent par leur clarté sémantique sans toutefois basculer dans la banalité ou l’âpreté des sens référentiels. Et ce, grâce à l’usage massif des images-éclairs surprenantes. En voici quelques exemples : Lorsque dans le même lieu Tu forces le pas A la recherche d’une houri Je lance un univers d’orbites Ici depuis le centre du cercle (Tu es nombreuse toi p 14 ) Deux yeux ouverts Et un cœur éteint Devant le miroir Et chacun d’eux est aveugle (Tu es nombreuse toi p 26 ) Je n’ai pas habillé la mer De mon temps ni de ma langue … Pourquoi donc tout ce grondement ? (Tu es nombreuse toi p 41 ) De mes armoires J’ai fait sortir des chemises Les êtres passionnés Sont alors venus Chercher leurs couleurs (Tu es nombreuse toi p 44 ) Quant au rythme, il est essentiellement mental et non verbal. Ce qui a dispensée la poétesse de faire usage de rimes sauf celles qui surviennent involontairement. Conclusion : Ces résultats partiels auxquels a abouti cette lecture rapide du recueil de Suzanne Ibrahim intitulé Tu es multiple toi nous amènent à conclure que l’expérience de cette poétesse dans les limites de cet ouvrage se fonde sur une crise aiguë au niveau de la représentation du Moi poétique de soi-même. Et cette crise se résume à ce que le dit Moi apparaît comme constitué de trois compartiments s’activant souvent en même temps : l’un est intellectuel et doctrinal ( l’ultra-féminisme ), le second est psychique ( sentiment de supériorité / précarité ) et le troisième est mental ( l’ennui existentiel ).Et chacun de ces compartiments fait face à un adversaire externe et interne de la manière suivante :La partie intellectuelle affronte sans répit la mentalité dominante .De son côté, la partie psychique est tiraillée entre deux sentiments contradictoires. Quant à la troisième , elle s’oppose farouchement à l’absurde et au non-sens .Et c’est ce que nous avons voulu dire par « Moi éclaté » dans le titre de notre étude. Sur le plan stylistique, la poétesse a réussi à décrire cette fragmentation dans une langue hautement poétisée grâce à ses grandes capacités imaginatives qui lui a permis de purifier son discours des sens référentiels au profit des écarts et des connotations. Références bibliographiques: Suzanne Ibrahim ,Tu es nombreuse toi ,Génèse Editions,Damas 2010. Searle ( John ), Les actes du langage , Essai de philosophie linguistique ,coll. Savoir , Hermann , Paris pp 60 – 70 Perrot ( Michelle ) , Une histoire des femmes est-elle possible ? , Rivages, Marseille 1984 pp.189-204 Bergson ( Henri ) , Essai sur les données immédiates de la conscience ,PUF , Paris 1975 pp 73 – 74 Jung ( Carl Gustave ) , Essai d’exploration de l’inconscient, Editions Gontier , Paris 1964 p 115 Lacan ( Jacques ) , De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Editions du Seuil, Paris 1975 p 61 Berjeret (Jean ) ,Psychologie pathologique . structure psychotique,Masson , Paris 2004 p 208 2017-05-28 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet