Les traits du Moi poétique entre la rareté de l’ontique et la densité de l’ontologique dans Promenade entre ciel et terre (1) de Furat Esbir Par :Mohamed Salah Ben Amor 10 mai 2017 Les poèmes réunis dans ce recueil intitulé Promenade entre ciel et terre de Furat Esbir s’ouvrent sur un monde clôturé, solidement verrouillé, d’une exigüité extrême et n’abritant ou presque, pendant le temps de l’énonciation, que le Moi poétique qui y fait face à un état de siège pareil à une asphyxie. Ce qui l’amène à émettre, d’une façon continue, un discours se rapportant, presque dans sa totalité, à soi–même et, dans des contextes rares et épars, à une clôture terrestre et une barrière céleste encerclant le lieu dans lequel il se meut :la Terre-hier en bas et le Ciel-demain en dessus, laissant l’aire spatio-temporelle qu’il occupe au moment de la locution ouverte à plus d’une représentation et d’interprétation. Comment se présente donc cet univers-prison où s’entremêlent dans sa constitution structurelle des composantes spatiales et temporelles ? Et quels sont les traits du Moi poétique qui y gît à travers l’image qu’il se construit de lui-même ? I-Les éléments constitutifs de l’Univers-prison enfermant le Moi poétique : Nous venons de dire que l’univers abritant le Moi poétique dans les poèmes de Furat Esbir réunis dans ce recueil est dûment fermé : clôturé en bas et couvert en haut. Ce qu exige donc de nous de nous arrêter sur ces deux limites avant d’explorer l’espace s’étendant entre elles. 1-La clôture en bas : terre/patrie-hier : La clôture terrestre qui entoure le monde au sein duquel se meut le Moi poétique au moment de l’énonciation est un passé tragique qu’il avait vécu dans son milieu d’origine où il continue de s’y dérouler pendant son absence en tant que présent. Mais les blessures que ce passé a occasionnées à la locutrice demeurent toutes ouvertes dans sa mémoire, engendrant à n’en pas finir, des douleurs insupportables dans l’âme et le cœur. Et c’est ce passé qui ne cesse de peser de tout son poids sur son entité spirituelle qui, selon quelques indices référentiels, l’a poussée à s’expatrier suite à une guerre destructrice, tel qu’il est décrit dans les vers suivants : Sans nez, Sans boucles d’oreilles Elle a quitté le pays Sans habits intérieurs. La guerre l’a abandonnée à son sort Ainsi que les décorations honorifiques des hommes « Nous danserons dans la fête du mariage », lui dit-il Nous assisterons à la distribution Des aides octroyées par la croix rouge Au moment où elles s’envolent dans l’air Tels les secrets des monts. Sur son corps il y avait une blessure colorée par la guerre Et des balles tirées par des doigts perdus ( 31-32 ) Ils quittèrent le pays Ils laissèrent devant eux le passé Ils laissèrent une blessure Et un couteau Ils laissèrent un poignard Et un cadavre inanimé Ils laissèrent des questions Que je cueille chaque jour des arbres de la vie Lesquels me donnent chaque jour des fruits Que les vers avaient dévorés ! ( p 42 ) Et vu que les sources historiques démentent ces faits avancés par la locutrice, étant donné qu’aucune guerre de ce genre n’a éclaté en Syrie comme ce fut le cas dans l’Irak voisin, il ne s’agirait donc que d’une description métaphorique d’une émigration forcée dont les causes étaient peut-être politiques. Et quelque soient ces causes, la crise dans laquelle se débat le Moi poétique a été clairement engendrée par un exil forcé ou plus exactement par un déracinement qui s’est matérialisé en un long éloignement de la patrie avec la difficulté voire l’impossibilité d’y retourner. Ce qui veut dire que cette crise n’était pas liée à un état inné et profond mais le résultat d’un choc violent dont l’intensité aurait ébranlé l’entité psychique et mentale du Moi poétique, y laissant des traces vives gravées au fond de sa mémoire. Et ces souvenirs douloureux ont ensuite accaparé son attention presque totalement au détriment de sa situation au moment présent. Mais ce qui est remarquable dans son attitude à l’égard de la patrie mère qu’il s’était trouvé un jour obligé de quitter, est qu’elle oscille entre la rancune à son encontre et l’attachement à elle. D’un côté, elle est, pour lui, une « traîtresse » (p17), n’abritant que des nuages noirs non pluvieux (p33), dominée par la cécité (p 38), passionnée par l’assassinat (p86) et ressemblant à une femme ayant coupé son nombril puis l’a jeté en direction de lieux d’errance ( p71) et de l’autre, elle se présente comme la source d’une reviviscence spirituelle : Le grenadier de la maison Au moment où il couvre mes joues de baisers Après une eau avec laquelle il étanche sa soif Son parfum est une brise traversant ma poitrine Et une mémoire d’arôme (p 52) Et ceci est, sans doute, l’un des aspects du trouble grave que lui aurait occasionné cette catastrophe. 2- La barrière céleste :Un ciel silencieux et indifférent : L’une des solutions auxquelles l’être humain a d’habitude recours pour atténuer l’intensité des crises qui le secouent est la compensation. Et cela se passe dans deux cas différents mais que rien n’empêche de se cumuler : le rêve proprement dit vécu au cours du sommeil et le rêve éveillé. Dans le recueil que nous étudions, la crise dont il est question est la perte de liberté qui constitue, sans nul doute, l’une des crises les plus aigues et quel que soit le genre de prison dans laquelle se trouve la personne détenue : une prison concrète, spatialement limitée et exigüe ou une prison psychique vaste. Et c’est dans ce dernier genre de lieu de réclusion que se trouve emprisonné le Moi poétique à travers les poèmes de ce recueil. Et étant donné que la prison terrestre où il est enfermé est, comme nous l’avons dit précédemment, solidement fermée, du fait qu’il lui est difficile ou impossible de revenir à sa patrie, il est fort possible qu’il cherche une échappatoire dans le ciel. Pour nous en assurer, examinons son attitude à l’égard du ciel. Sur ce plan-là ,nous retrouvons le Moi poétique, de temps à autre, en train de regarder vers le haut, non pas avec la certitude d’un croyant rassuré et serein mais habité d’un doute insistant qu’il ne dissimule pas, de peur que sa situation en ce lieu ne soit plus grave. Ce qui apparaît clairement, à titre d’exemple, dans ces vers : Ö voisine de la racine lève-toi ! Du haut des sommets le ciel lointain se rapprochera ! Et recueillera la braise montante de mon âme Je suis éprise du secret lointain Il pourrait être l’enfer Dans une promesse certaine Ou un paradis vacillant sous mes pieds (p 25) Et ce doute est dû au fait que le ciel ne fait rien pour venir à son secours ou à le sauver : Le soleil ne se lève pas au dessus de ma maison. De la fenêtre, Je ne peux le voir ou le toucher. Mes chagrins sont plus hauts que la clôture de la maison (p 68 ) Et si jamais le ciel est là, c’est uniquement pour participer à la célébration de sa mort : Je tisse mon linceul avec les fils du soleil Je lui murmure à l’oreille de descendre un peu plus bas Pour prier à mon âme (p 48 ) Et c’est ainsi que le ciel dans l’univers poétique de Furat Esbir est solidement fermé au point où il n’y a aucun espoir de le traverser sauf pour passer à un autre calvaire qui s’ajouterait au calvaire terrestre. Abordons à présent les états d’âme du Moi poétique dans cette immense prison, tout en tentant de dégager les éléments constitutifs de l’image qu’il se fait de lui-même pendant cet exil. 3- les deux limites : une entité psycho-mentale dépourvue d’ontique et débordant d’ontologique : Le Moi poétique apparaît, à travers son discours et dans l’univers-prison où le destin l’a jeté, sous la forme d’un être soit immatériel, soit aux traits physiques vagues. Et cela se constate dans la rareté des signes qui se rapportent à ces traits tels que « ma tête », « mon visage », « ma poitrine » qui ne renvoient pas, en réalité, à un individu bien déterminé ayant une existence perceptible et palpable dans le réel mais plutôt à un être humain abstrait de sexe féminin. Cependant, à l’opposé de cette mise à l’écart de ce que Martin Heidegger (1889 – 1906) appelle l’ontique et par lequel il désigne tout ce qui a trait à l’étant c.à.d. les choses telles qu’elles sont en dehors de la conscience de l’être humain de leur existence , nous notons une accumulation de ce qu’il dénomme l’ontologique( 2) c.à.d. tout ce qui se rapporte à la conscience de l’être humain de l’existence des choses et qui concerne ici lesdifférents états par lesquels passe le Moi poétique tout au long du recueil. D’autre part, l’examen minutieux du discours de la locutrice dans ce recueil, montre que ses états d’âme ne sont nullement engendrés par une névrose quelconque, du fait de l’absence de tout signe dénotant des sentiments à teinte érotique. Ce qui nous amène à déduire que l’expérience de la poétesse, dans les limites de cet ouvrage, serait plutôt existentielle. Et cette déduction est en soi importante parce que si l’expérience existentielle est avant tout mentale, elle se répercutera nécessairement sur le psychisme du sujet. Ce qui fait que l’ensemble des poèmes de ce recueil tourne autour d’une entité psycho-mentale .Comment nous apparaissent donc les traits de cette entité? Le Moi poétique fait figure ici d’une entité immatérielle composée, selon le terme de Carl Gustav Jung (1875 -1961 )(3), de deux « compartiments »ou « tiroirs » disjoints n’ayant presqu’aucune relation l’un avec l’autre. Et cette structure binaire est apparemment le symptôme d’un état psychotique (4) dont le Moi poétique serait atteint, avec toutefois la nécessité de faire la différence ici entre le Moi poétique qui est le « je » dans le texte et le seul à nous intéresser dans cette étude et la personne de la poétesse qui s’était pratiquement séparée de son ouvrage dès qu’elle avait fini de l’écrire. Arrêtons-nous maintenant même brièvement sur le contenu de chacun de ces deux compartiments ou tiroirs à l’intérieur desquels nous apparaissent deux personnages tout à fait différents. 3-1 :Les traits originels du Moi poétique : Le Moi poétique, d’après ce que laisse filtrer son discours, possède une entité de base originelle complètement différente de son entité psycho-mentale actuelle qui s’est formée, selon certains de ses propos, à la suite de facteurs externes fortuits mais actifs et fortement influents. Et cette entité de base lointaine apparaît effacée par le cours du temps qui n’en a laissé que des traces estompées ou des fossiles effrités. Mais bien qu’elle ne soit pas perceptible au moment de l’énonciation, elle n’a jamais cessé d’être présente dans l’inconscient. Ce qui lui offre la possibilité d’émerger d’un temps à autre à la surface de la conscience. Et lorsque nous observons de près les rares phases-éclairs au cours desquelles il effectue cette émergence, il nous apparaît parfaitement équilibré, rayonnant, florissant et resplendissant de beauté. Ce qui se manifeste dans les sentiments humains sublimes dont il est pénétré. Et parmi les aspects les plus marquants de cet équilibre et ce rayonnement les sentiments de grandeur et d’élévation qui l’animaient avant que le destin ne lui infligeât de terribles blessures, le faisant passer d’un contraire à un autre. Furat Esbir dit en ce sens : « Ö femme élevée ! Comment monte-je jusqu’à toi ? » Me demande cet homme debout dans la cour de la Terre Son corps se heurte au mien Telle une pierre se heurtant à une autre Et dans cette place élevée, le Moi poétique compare son cœur à la beauté de la lune scintillante, à la force du requin dans les hautes mers, à la douceur du coquillage et des perles et à la vivacité de l’eau. Tout cela comme pour exprimer l’enracinement de son essence dans le fin fond de la vie : Mon cœur est une nouvelle lune Qui rayonne à l’intérieur d’une femme ancienne Le début de l’amour s’élève tel un soleil. Un requin solitaire dans les hautes mers, Des coquillages et des perles Les restes d’une femme ancienne Qu’elle est vivante la mer Dans ses racines ! La surface est un ensemble de fausses rivières Peut-on corriger les fautes ? (pp12-14) La récurrence de cet attachement solide de l’entité de base aux notions de hauteur, de lumière, d’eau et d’amour se remarque dans beaucoup d’autres poèmes comme le montrent ces passages : Je raconterai l’histoire de la femme Qui a porté l’amour dans ses mains tel un soleil, Les fleuves qui ont passé près du cœur éternel L’histoire sans fin n’est pas finie (p 28) Elle porte sa lumière, Luit Et brûle Elle emprunte les noms aux galaxies Et se met à lire la vie (p 29) Rutilante comme la planète mercure Mais la sécheresse lui paraît malheureuse Dans les saisons de la lumière Elle brille telle une étoile dans les lieux élevés Elle vole à sa guise, Flotte Puis s’élève Et s’élève encore. Une femme Au ciel Tourne Dans sa dimension Elle est salée Comme les lacs Elle plante l’espoir Dans les fenêtres de la lumière Et les saisons sont une cueillette douloureuse (p 29 -30) Tout est très clair donc. Cet être féminin est venu en ce monde muni d’une âme totalement expansive, porté de tout son cœur et son esprit vers les plaisirs de la vie, animé d’un espoir inébranlable de jouir de la quiétude, de la paix ,de la stabilité mentale et de la détente psychique. Il est venu doté d’une aptitude innée d’être un Moi lyrique en communion totale avec soi-même, l’Autre et le monde mais des facteurs externes fortuits ont vite fait d’évaporer ses rêves, anéanti ses espoirs et le transformer en un autre Moi vidé de toutes ses qualités premières desquelles il ne lui est resté que des souvenirs flous et nébuleux. En voici un des passages les plus fins où la locutrice décrit cette terrible transformation agressive qui a eu pour effet de déformer son entité psycho-mentale: Tu étais une pleine lune Tu étais un croissant Puis une lune incomplète Qui vole les étoiles Et met les mains sur leur feu ? (p 11 ) 3-2:traits du Moi transformé : Dans l’autre tiroir ou si nous voulons le tiroir du présent c.à.d. le temps de l’énonciation réside une deuxième personnalité regroupant toutes les normes de l’entité psycho-mentales abstraites. Et cette entité est constamment ballotée et ébranlée de toute part par des tempêtes violentes d’affects négatifs. Et lorsque nous observons de près ces affects, nous découvrons que ce sont des symptômes très divers et que leur signification diffère selon l’angle sous lequel on les regarde. Philosophiquement ce sont des symptômes d’une crise existentielle suffocante. Et cliniquement, il s’agit de signes d’une dépression psychotique*(5).Comment se manifeste donc le Moi poétique séparément sous chacun de ces deux angles de vue ? 3-2-1 : Les symptômes de la crise existentielle : L’attitude de l’être humain qu’il soit croyant ou non à l’égard de l’existence est des plus naturelles. Elle découle de la sensation de son insignifiance face à la vastitude extrême de l’univers et à son étendue illimitée et du fait que cet univers existe indépendamment de sa propre existence. Ce que Sartre appelle « l’être de trop »(6).Cette sensation engendre en lui le sentiment qu’il est abandonné à un sort inconnu. Par ailleurs, l’attitude existentielle naît de la conscience qu’a l’individu de la brièveté de sa vie et de sa fin certaine, à l’opposé du passé extrêmement lointain de l’univers et sa continuité après sa mort .Elle provient aussi de la question qu’il se pose sur le but de son existence, lui tout particulièrement et non un autre, dans le lieu et le temps bien déterminés où le destin l’a jeté. Mais bien que cette attitude soit liée chez n’importe quel individu à une humeur fragile et à des circonstances sociales difficiles, elle l’oriente habituellement vers l’une ou l’autre des directions suivantes :la peur, la soumission et la révolte.(7) Cependant, en lisant attentivement le discours du Moi poétique, nous ne trouvons presque rien de ces trois états, bien qu’il soit profondément emprunt de cette inquiétude existentielle. En effet, il n’y a ni peur ni soumission comme celles que ressent l’homme ordinaire, ni révolte non plus semblable à celle qu’ont préconisée Friedrich Nietzsche( 1844 – 1900) et Albert Camus ( 1913 -1962 ) mais un ennui qui se manifeste par un ton plaintif continu se poursuivant tout au long du recueil. Quelles sont les causes profondes de cet ennui ? D’après les propos du Moi poétiques, cinq causes se profilent derrière le ton de l’ennui qui marque son discours : les sensations de perte de repères et de désordre à l’intérieur et à l’extérieur de l’égo , le pessimisme, la solitude et l’angoisse. La perte des repères est due à l’incapacité du Moi poétique de se positionner, de choisir la bonne direction et de s’adapter à la nature du monde auquel il a été transféré de force et sa méconnaissance totale de ce que le destin lui réserve dans l’avenir. A titre d’exemple, la poétesse dit dans ce sens : Un pas étroit que connait l’errant Une femme n’ayant aucun visage à part l’amour passionné Dans des chemins errants (p 5 ) Elle garde le fleuve sans bâton à la main Ramasse tant soit peu du bois Aux alentours du fleuve Si son reflux l’engloutit Il la jettera dans toutes les errances ( p 45 ) Je vis telle une lampe errante (p 60) Elle passe près des sources Et bois… Une autre errance ( p77) D’un autre côté, l’errance s’associe souvent chez lui avec le désordre, l’un des qualificatifs essentiels avec lequel les existentialistes définissent l’univers parce qu’il est , selon eux, inventoriable (8).Et son inventoriabilité est due à son opacité qui découle de l’inintelligibilité du Moi, lequel s’efforce à le saisir sans jamais arriver à se saisirsoi-même. Emmanuel Mounier ( 1905 -1951) dit à ce propos : « Le fait primordial ne serait-il pas au contraire l’opacité que je suis pour moi-même, et l’opacité du monde ne vient-elle pas de cette opacité que j’introduis en m’interposant entre moi-même et l’autre ? ». (9) La poétesse dit dans ce même sens : C’est un désordre qui me remplit Des destins inconnus Ressemblant au mariage Et à l’amour (pp 7-8 ) Tous les chemins mènent au désordre de l’âme (p 8) Dans certains passages, cette idée évolue vers une sensation très pressante de non-sens, sans doute, engendrée par la rupture du Moi poétique avec le monde comme nous le constatons à travers ces deux exemples : Que vois-je ? Je ne vois aucune lumière (p 43) Personne n’entend Le monde s’est bouché les oreilles (p49) Et parmi les symptômes les plus insistants de cette crise existentielle est le pessimisme dont la cause est la nature de l’appel de l’avenir chez le Moi poétique, lequel est, ni plus ni moins, l’appel de la mort (10) et dont la présence dans ce recueil est très forte. En voici quelques exemples : Une femme qui porte la lassitude du temps Et s’en va au cimetière (p 8) Je tourne autour de moi-même telle une poussière Chaque jour Je vois mon jour Brûler dans la fumée de l’espoir (p90) Ne caresse pas mes cheveux ô vent ! Nous descendrons tous les deux Sur une terre laissée inculte (p17) 3-2-2:Les symptômes de l’état clinique : Dans presque la totalité des poèmes réunis dans ce recueil l’humeur du Moi poétique est sans cesse altérée par de divers affects psychotiques et névrotiques dont les plus prédominants sont une tristesse profondément ancrée dominant la zone de la conscience toute entière, une douleur morale vive causée par d’anciennes blessures, un sentiment d’incapacité ,une sous-estimation de soi, une vision obscure du futur, une perte totale de désir ainsi que des sensations d’asphyxie, de culpabilité ,de ruine et de deuil. Et l’espace nous manque pour donner un exemple pour chacun de ces cas .Ces symptômes sont, sans aucun doute, ceux d’une psychose névrotique (tout en rappelant que nous étudions ici le « je » dans le texte et non la personne de l’auteure) qui n’est pas malgré tout peu profonde .Et ce, pour deux raisons : la première est la forte présence de la conscience du Moi poétique que l’on constate dans la cohérence de son discours et sa préservation du délire et la seconde est son contact permanent avec la réalité bien qu’il se plaigne de sa monotonie. Pour cette raison, le caractère existentiel reste le plus dominant dans l’expérience poétique de Furat Esbir. Parmi les nombreux exemples qui illustrent ces symptômes nous citons les passages suivants : Mon sang est versé sur une terre Qui n’absorbe pas les chagrins des humains Il flotte sur le chemin tel un fleuve Aux pieds sectionnés (p 11) Ö âme ! Nous traversons la vie Comme si elle était une suite de déserts Dépourvus de limon Et d’eau (p 66 ) Mon âme est un jardin Que les morts visitent Et en cueillent les fleurs (p 7) Ö tombe Accorde-moi un espace suffisant Je suis l’une des adoratrices de l’air (p 25 ) Mon cœur est un oiseau Dont les chants ont rendu l’âme Dans des lieux déserts Remplis de pierres (p 34 ) Brûle mes rêves ô soleil ! Je suis une forêt Ouverte sur le gouffre (p 38) Sur cette terre dansante J’ai tout enlevé : Mes idées, Me souhaits Et même mes rêves (p 88) Le corps est un ensemble de cages d’os Témoin de la mort Témoin d’assassinats Témoin du vide de l’âme (p 75 ) II-L’imaginaire de la poétesse et ses effets sur les caractéristiques esthétiques de sa poésie : L’arrière-fond psycho-mental duquel ont été générés les poèmes réunis dans ce recueil bien qu’il soit d’une cohérence et d’une profondeur indéniables, il n’aurait pas été suffisant s’il n’était pas secondé par des capacités créatives hors pair sur les plans de l’imagination, de la sensibilité et de l’intuition. Et ce sont justement ces éléments qui font la différence entre un malheureux ordinaire et un malheureux doué. En effet, les compétences dont jouit Furat Esbir lui ont offert la possibilité de se forger un style spécifique dont les caractéristiques ne changent point d’un poème à un autre .Et cela se constate, en premier lieu, dans l’homogénéité de l’imaginaire duquel elle génère ses images poétiques et qui se distingue par l’absence quasi-totale des objets façonnés par l’homme moderne, contre la présence très tangible d’objets naturels, d’affects et d’idées abstraites. Ce qui lui donne l’aspect d’un monde primitif extrêmement ancien mais en rupture avec le Ciel, car il n’abrite ni prophètes, ni un dieu couvrant ses habitants de sa miséricorde, ni anges les gardant de tout préjudice. Mais, en revanche,il est habité par le Mal et en proie aux catastrophes et aux calamités. La nature de cet imaginaire a influé sensiblement sur le genre d’images conçues par l’imagination de la poétesse, lesquelles se distinguent par un haut degré d’abstraction mais sans basculer dans l’obscurcissement total du sens grâce à un effort continu et persévérant dans la représentation, la matérialisation et l’illustration afin rapprocher les images abstraites de l’esprit des lecteurs comme le montrent à titre d’exemple les passages suivants : Je blesse la bouche du fleuve Ma vie fait sa sortie avec ses forêts Et ensemble nous nous mettons à chanter ( p 43) Une rose s’endort dans ma poitrine Pleure, Et se lamente Une nuée compatit à mon sort Puis elle fond en pluie (p 17) Mes fruits sont amoureux Je suis parfum moi Et mes roses sont peu nombreuses Je suis amour moi Et mon cœur est haine ( p123) Emmenez-moi aux dortoirs des oiseaux Et coupez mes ailes Emmenez-moi aux montagnes Et faites disperser mon parfum ( p 48 ) Quant au rythme, qui est uniquement interne dans ce recueil, du fait que l’auteure n’écrit que de la poésie en prose, il est constamment empreint d’un ton bas, doux et discontinu, rappelant de près le sanglot et la lamentation comme nous l’avons vu dans tous les exemples que nous avons donnés. Et cette sonorité particulière concorde harmonieusement avec les symptômes existentiels et psychotiques que nous avons décrits précédemment et qui envahissent le Moi poétique soit simultanément soit d’une manière alternative. Ce qui en fait de véritables « poèmes larmoyants ». Conclusion : Cette modeste lecture écrite à la hâte sur le recueil Promenade entre ciel et terre de Furat Esbir nous conduit à trois principales conclusions qui nous paraissent importantes :la première est que dans le discours du Moi poétique, il n’y a presque pas de mentions aux traits physiques de la locutrice et au cadre spatio-temporel dans lequel ont été écrits les poèmes – et c’est ce que nous avons voulu dire par l’expression « absence de l’ontique » – contre la profusion de signes indiquant ses états d’âme et le cadre à l’intérieur duquel il se meut – Ce que nous avons dénommé « Ontologique » au sens où il a été employé par Martin Heidegger. Il en est découlé que l’expérience de cette poétesse dans les limites de ce recueil est essentiellement psycho-mentale c.à.d. en langue commune « spirituelle » .Mais si ce sceau est en accord avec le climat culturel spécifique de l’Orient arabe en général en tant que berceau des religions monothéistes, il n’en demeure pas moins qu’il s’en démarque par un élément remarquable : la rupture totale entre ciel et terre. Ce qui constitue notre seconde conclusion. Et cela se manifeste surtout dans l’absence totale du sens de l’espérance dans le discours de la locutrice et son non recours à chercher refuge auprès des forces métaphysiques pour atténuer les souffrances qu’elle endure dans son monde bas fermé. La troisième conclusion est que la nature spirituelle de l’expérience de la poétesse s’est reflétée sensiblement dans la langue qu’elle a utilisée et que l’on voit bourrée d’écarts, de connotations et de sens seconds. Ce qui a eu pour effet de l’élever à un haut degré d’abstraction. Enfin, ces conclusions devront être vérifiées, en les comparant à ce que l’on peut tirer des trois autres recueils de cette poétesse pour déterminer exactement ce qui est constant dans la poésie de Furat Esbir et ce qui pourrait être le fruit d’une éventuelle évolution. Références bibliographiques : 1- Esbir( Furat),Promenade entre ciel et terre, Editions Bidayaat ( débuts),Damas 2012. 2-Ontique et ontologique : Nous empruntons ces deux termes à Martin Heiddegger qui a défini le premier comme tout ce qui se rapporte à l’ « étant » c’est-à-dire aux choses telles qu’elles sont en dehors de la conscience de l’être humain de leur existence .Quant au second terme il désigne, selon lui, tout ce qui a trait à la conscience de l’être humain de l’existence des choses. Voir : – Grondin ( Jean ) , La métaphysique de Heidegger et le problème de la métaphysique , site « Philoposis « ; revue numérique www. Philoposis.com pp 1-6 3-Jung ( C.G) , Essai d’exploration de l’inconscient, Editions Gontier , Paris 1964 p 115 4- Petit Larousse de la médecine ( collectif ) ,Tome II , article « Psychose « , Paris 1976 p 153 5- Delourmel ( Christian ) , Dépression essentielle et dépression psychotique : chiasme, différences, complémentarités , « Revue française de psychanalyse « , Vol. 74 ; Paris 2010 pp 1433-1440 6-Mounier (E ) , Introduction aux existentialismes, Paris, Gallimard, 1962, p. 40 ( se référant à Sartre dans la nausée 1938 ) 7-Colette ( Jacques ) , Ch II existence , liberté ;transcendance , coll. « Que-sais-je « , PUF , Paris 1994 p p 47-88 8- Mounier ( E ) , Introduction aux existentialismes ? P 25 9-Ibid. p 18 Ibid. p 36 2017-05-10 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet