La poétesse syrienne Linda Abedalbaki à « Culminances »(2ème partie) : la vraie poésie est une rébellion contre la langue afin de dire ce qu’elle ne dit pas .C’est la zone de danger dans la conscience humaine et de l’étincelle dans la langue. C’est la vibration des cellules des mots afin que se produise un nouveau jaillissement 20 janvier 2017 Linda Abedalbaki incarne la femme de lettres au sens propre du mot. Elle est d’abord une poétesse dont le répertoire comporte jusqu’ici sept recueils de poésie. Elle est aussi une éditrice qui possède une maison d’édition solide et bien ancrée dont les activités n’ont pas été suspendues tout le long de la guerre et dont les publications arrivent à la plupart des pays arabes. Elle est, en plus de cela, une animatrice culturelle détenant un salon culturel qui se réunit régulièrement et présidente d’ une association au nom de L’association de la pureté cultuelle dont le siège se trouve dans sa ville natale : Soueida et qui vient d’organiser dans cette même ville une grande manifestation littéraire et artistique. Nous publions dans ce qui suit la deuxième partie de l’entretien que nous avons eu avec elle : Linda Abedalbaki 6-Je m’adresse maintenant à Linda l’éditrice. Je vois personnellement que l’activité de ta maison d’édition n’a pas été entravée par la situation difficile qui prévaut en Syrie à cause de la guerre. Peut-on en conclure que le lecteur syrien continue à se procurer le livre malgré cette situation ? Ou bien y’a-t-il d’autres causes ? ***Linda la poétesse ne diffère pas de Linda l’éditrice parce que l’édition me permet d’approfondir mon expérience poétique. Et j’ai choisi ce métier pour demeurer en contact avec les écrivains, le livre et l’entre lignes et l’entre mots qu’ils soient poétiques ou en prose ou appartenant à la critique littéraire. Pendant la crise, le livre était et demeure encore le refuge sécurisé et une échappatoire loin de tout ce qui est ennuyeux et de tout ce qui crée un état tentionnel comme les situations sociales, les conditions de vie, la télé, les informations et les explosions vers des pages toutes blanches de nature à emporter le lecteur vers la sérénité et la quiétude, vers un monde calme qui coule entre ses doigts doucement, vers un monde inaccessible à la destruction et regorgeant de vie et de beauté .Les coupures continues de l’électricité y étaient sans doute pour quelque chose, car rien n’est meilleur compagnon qui procurerait le confort chaleureux qu’un livre qui illumine l’esprit ou une bougie qui éclaire le verbe, sachant que la crise touche presque tout le monde arabe. L’activité de ma maison d’édition n’a nullement été entravée aux deux niveaux syrien et arabe du point de vue impression et édition mais elle a été lourdement affectée sur le plan de la diffusion, parce que le livre syrien tout comme le citoyen syrien a été touché gravement par la politique de rigueur et d’austérité et frappé par la malédiction de la crise, sans compter que les mass-médias ont tourné le dos à la culture, aux nouvelles publications et aux créateurs sous prétexte de s’occuper de la crise .Et ce délaissement a aggravé la crise à l’égard de tout ce qui est œuvre de création, beau et criant de vie. Heureusement,qu’il existe en Syrie une catégorie sociale obsédée de lecture et qui entretient une relation étroite avec le livre même au détriment du pain. Et cette catégorie sociale constitue l’ossature de la société syrienne et fait sa force. Quant à moi en tant qu’éditrice, j’ai défié la situation avec la puissance du verbe, le considérant comme l’arme la plus efficace dans ce combat, en organisant une exposition permanente au siège de ma maison d’édition, en plus des expositions ordinaires qui se tiennent dans les centres culturels et des séances de dédicace au profit des auteurs et à l‘occasion de la parution de chaque livre. J’ai organisé également en marge de la tenue des grands festivals des expositions et des séances de dédicace consacrées aux auteurs arabes non-syriens .Et tout cela pour défier la situation qui prévaut dans le pays par le biais de la consécration de la culture dans le but d’attirer un grand nombre de jeunes vers la scène culturelle loin du désastre et des armes. 7- Le plus grand problème auquel la littérature arabe fait face aujourd’hui est la fermeture de plusieurs réseaux de distribution de livres entre les pays arabes. Que faites-vous face à cette situation ? Et avez-vous une idée sur la circulation des livres publiés par votre institution dans ces pays ? ***Bien entendu il s’agit là d’une grande souffrance. Et il est bien difficile que la culture soit dépendante de la politique comme à titre d’exemple, le refus du livre syrien par certains états ou la manière avec laquelle ils traitent les maisons d’édition syriennes et qui n’a aucun lien avec la culture et la littérature ou la manie de certaines maisons d’édition d’inonder le marché de livres religieux par souci de s’accommoder aux évènements. Toutes ces pratiques nous font revenir plusieurs siècles en arrière, sans compter la cherté des prix du transport, des billets d’avion, des réservations, le nombre dérisoire des visiteurs des foires et des salons de livres et la situation financière dégradée de ceux-ci .Dans un passé proche, les institutions participaient à l’achat des livres mais aujourd’hui elles souffrent de la même crise financière. Et pour tenir nos promesses à l’égard des auteurs concernant l’exposition de leurs livres dans foires de livres, nous y participons à nos frais et nous nous contentons de troquer nos publications avec celles d’autres éditeurs même à moitié prix afin d’honorer notre engagement à faire parvenir les auteurs par le biais de la foire aux autres pays arabes. 8-Étant donné que vous écrivez surtout le poème en prose , ce choix influe-t-il sur la nature des recueils de poésie que votre maison édite ? Ou bien vous publiez aussi la poésie libre et la poésie classique ? ***Comme je l’ai dit plus haut, j’ai écrit dans ces trois genres de poésie mais je suis plus encline à écrire le poème en prose, ce qui m’a valu d’être appelée depuis plus d’une dizaine d’années dans le milieu littéraire syrien« La poétesse de l’éclair» c.à.d. du haïku. Et cette dénomination de l’éclair vient du fait que les poèmes très courts ainsi appelés se distinguent par la compression de l’idée, la profondeur du sens et l’effet de fascination. Le poème en prose est une structure poétique dotée d’une unité organique et se caractérise par la simplicité de sa composition et sa haute condensation sémantique. Ses formes rythmiques effacent le temps et l’espace par l’usage du rythme mental et le rythme formel et il y a aucun lieu de faire des explications ou des digressions. Et l’alternative rythmique peut venir de la métaphore, de la répétition, du parallélisme, du contraste, des portions récurrentes, de la forme circulaire, ce qui lui permet de se suffire de lui-même. J’ai utilisé personnellement tous ces procédés et vous les avez perçus clairement pendant la traduction de mes textes. J’ai écrit le poème en prose avec des fréquences douces qui m’ont permis de briser l’absolu afin que le poétique brille entre ses plis et paraisse déroutant et saisissant, tout en m’attelant à aiguiser l’imagination et la fertiliser par le biais de la langue et des figures rhétoriques (comparaisons, métaphores, allusions ) sans m’appuyer sur la canne de la métrique par l’usage de ce qu’on appelle la musicalité métrique ,des rimes et de la forme géométrique régulière et monotone , ces procédés qui se sont transformés chez la plupart des poètes en outils de versification alors que la vraie poésie est une rébellion contre la langue afin de dire ce qu’elle ne dit pas .C’est la zone de danger dans la conscience humaine et de l’étincelle dans la langue. C’est la vibration des cellules des mots afin que se produise un nouveau jaillissement .Les poètes classiques sont restés cloués à leur place et ont combattu toute innovation, se cloîtrant loin de la langue poétique moderne sans se rendre compte que la poésie lorsqu’elle est dénuée d’images surprenantes devient blême et chétive, si elle est dépourvue de composition architecturale englobant les idées et les images elle n’est que verbalisme et pédantisme, ce qui la ferait sombrer dans l’inertie mentale et présenterait un état hostile à une génération de créateurs qui finira par rejetter sans aucun doute ces versificateurs, car la roue du temps ne tourne jamais en arrière. Pour toutes ces raisons, ma maison d’édition penche plutôt pour le nouveau et l’innovation, pour les générations montantes de créateurs, loin des esprits inertes qui ne reconnaissent pas les autres. 9- Vous possédez un salon culturel très actif. Ses activités sont-elles complémentaires avec celles de votre maison d’édition …c’est-à-dire que la maison ne publie que les ouvrages des membres du salon et que les programmes du salon ne visent qu’à faire connaître les publications de cette même maison ? Ou bien chacune de ces deux institutions est indépendante de l’autre ? ***Le salon n’est pas lié à la maison d’édition. Et sa création est antérieure à celle de la maison de plusieurs années. Il avait été inauguré par l’artiste syrien de renommée mondiale Ghassen Messaoud qui avait parlé à cette occasion de l’universalité et du théâtre. Tout juste après, je m’étais mise à inviter de grands créateurs tous arts réunis : poésie, roman, théâtre, musique, arts et ce, dans le but de faire profiter les nouvelles générations des expériences des illustres créateurs dans ces domaines par le biais de dialogues directs avec eux. Parmi ces invités, je cite Salah Ilmani le traducteur des romans de l’écrivaine chilienne Isabel Allende, le romancier Fadhel Al-Rbii ,le poète Yahia Smaoui, les musiciens Hassin Sebsi et Chadi Achouch ainsi qu’un groupe de sculpteurs arabes et étrangers dont Mustapha Ali et Akthem Abdelhamid.Certes, je ne peux me rappeler de tous les invités qui s’étaient succédé au salon pendant huit années et à raison d’un invité par mois …En réalité , ce salon est une tribune destinée, en premier lieu, à affûter les talents des jeunes créateurs, afin qu’elle soit pour eux une sorte d’embarcation de traversée qui les mèneraient vers de meilleurs rivages où ils pourraient gagner plus de notoriété .Le quinze de chaque mois est devenu pour ces jeunes une occasion en or pour se trouver dans une ambiance extraordinaire où règnent l’intimité et la diversité , car les habitués du salon forment une merveilleuse famille culturelle dont les membres sont liés par un dénominateur commun important : la sublimité du verbe. Et je fais tout mon possible pour les traiter tous avec équité, afin d’éviter de créer des rancunes ou des tensions, soit entre eux, soit à mon égard, ce qui a contribué à instaurer pendant toutes ces années une atmosphère de paix et de pureté…Cependant ,rien ne compte dans mon salon que la valeur de ce que ses membres produisent. Et lâ , il n’y a de place que pour la critique et la franchise . D’autre part, la séparation totale entre le salon et la maison d’édition a été dictée par le fait que les activités du salon doivent rester purement culturelles et complètement désintéressées. Pour cette raison, nous y annonçons aussi la parution des ouvrages publiés par des maisons d’édition autres que la mienne et sans mettre aucun livre à la vente. 10- Vous venez d’organiser un grand projet d’animation culturelle dans votre ville Al-Soueida et vous aviez qualifié ce projet de projet de votre vie. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ce projet ? ***Effectivement, ce projet est celui de ma vie, parce qu’il est la continuité de tous les projets précédents et leur perpétuation :la maison d’édition ,le salon littéraire et l’association de la pureté culturelle. Dernièrement, je viens d’obtenir l’autorisation d’organiser chaque vendredi de 10 h du matin à 22 h du soir un salon de livres permanent ouvert à toutes les maisons d’édition syriennes et peut-être dans une deuxième étape à toutes les maisons d’édition arabes. Et parallèlement à l’exposition des livres se tiennent différentes manifestations culturelles ( animations culturelles pour enfants – des séances de dédicaces de livres avec des interventions critiques – des soirées poétiques et d’autres consacrées à la nouvelle – des pièces de théâtre pour enfants et pour adultes – des concerts et des fêtes musicales – des chansons engagées ).Des invitations sont chaque fois envoyées à tous les hommes et les femmes de lettres. Ce qui en fera ainsi un projet culturel et touristique pour la ville d’Al-Souéda et toute la Syrie ,un lieu de rencontre intime entre l’écrivain et le livre et entre les créateurs et une tribune permanente aussi bien pour les vétérans que pour les jeunes .Ce projet pourrait être poursuivi après moi par mon fils ou ma fille et se perpétuerait ainsi pour les générations futures afin qu’il restaure ce qui a été défiguré de notre civilisation. Et c’est ainsi que grâce à ce projet, le livre sera offert avec une remise de 20 pour cent ,ce qui permettra de le mettre à la portée des gens du peuple et mon message littéraire et culturel sur la protection de la génération montante aura atteint son objectif. A la fin, je te remercie pour cet entretien qui m’a offert l’occasion de parler de mon expérience poétique et de mes activités culturelles Puisse- tu demeurer un fervent protecteur de la littérature et des littérateurs afin que nous continuions à apprendre de toi ! 2017-01-20 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet