la poétesse syrienne Suzanne Ibrahim à Culminances (2ème partie) : La poésie est mon plus beau combat avec la vie ! 5 décembre 2016 A l’occasion de la parution de son quatrième recueil de poésie intitulé Je suis devenue à présent une forêt chez Linda éditions à Soueida en Syrie et dans l’attente de la prochaine sortie de ce même recueil en langue française à Paris , la poétesse syrienne Suzanne Ibrahim nous livre ses impressions sur cet évènement ainsi que sur la scène littéraire actuelle dans son pays : Suzanne Ibrahim 1- L’identification d’amis que les poètes font souvent sur les réseaux sociaux pour les inviter à lire les poèmes qu’ils partagent sur leur mur : est-elle vraiment une pratique fructueuse, du fait qu’elle offrirait aux amoureux de la poésie des occasions pour échanger les idées sur les questions que suscite la création poétique ou bien elle au contraire nuisible parce qu’elle pourrait contribuer à aggraver le phénomène de la complaisance et faire empirer la situation de la critique ? ***Le premier critique d’un texte donné est son auteur. Et plus que l’expérience littéraire d’un auteur s’approfondit, ses jugements esthétiques gagnent plus de solidité, du fait qu’il devient plus soucieux de sauvegarder l’édifice qu’il a construit au bout de plusieurs années d’efforts et de labeur. Quant aux nouveaux poètes et tous ceux qui n’ont parcouru que les premiers mètres d’une distance qui s’étend sur un millier de miles, il leur faut, en général, un critique neutre et dont la compétence et l’honnêteté ont été prouvées, car dans un tel cas l’intérêt sera sans doute plus grand .D’autre part, le fait que les poètes se lisent les uns les autres n’est nullement sans intérêt .Mais la justesse du jugement dépend du degré de la profondeur et de la solidité de l’expérience critique et artistique. Ceci est bien entendu évident lorsque le nouveau poète tient réellement à améliorer son écriture .Quant à celui qui affectionne les mots élogieux gratuits, lesquels sont d’ailleurs très abondants sur les réseaux sociaux où ils constituent un véritable déluge , je ne pense pas qu’il puisse monter un seul degré dans l’échelle de la création .En effet, il n’y a rien de plus annihilant de la progression dans la pratique de n’importe quel art que les complaisances creuses qui créent des sortes de héros en papier que les vents de la critique sérieuse et du goût littéraire raffiné ne tarderont pas à balayer. 2-L’une des caractéristiques de la période actuelle en littérature arabe qui s’étend depuis l’envahissent de l’Irak par les armées américaines et alliées jusqu’à nos jours est qu’aucune nouvelle vedette n’est apparue dans la poésie arabe, contre la prolifération impressionnante et rapide de voix poétiques plus ou moins convaincantes. Cela s’expliquerait bien entendu par le fait que les états arabes et les unions des écrivains qui leur sont liées ne sont plus capables d’imposer des noms plutôt que d’autres .Ce phénomène est-il un bon signe parce qu’il pourrait être considéré comme un aspect d’une « démocratie poétique » ou, au contraire, mauvais et négatif parce que tout nouveau poète a besoin d’évoluer et de grandir dans le giron d’un éminent père et que sans ce père ils se trouverait dans un état d’orphelinat ? ***Les grands poètes capables de créer un bond littéraire sont, en tout temps, peu nombreux .Pour cette raison,les figures poétiques symboliques dans l’histoire de la littérature arabe demeurent encore les mêmes depuis des décennies .Ils sont eux-mêmes les pères spirituels de nombreuses générations successives dont la présente . A mon avis, le père nourricier ou la mère nourricière est nécessaire, car aucun des poètes considérés comme des figures symboliques n’est parvenu par ses propres moyens au sommet de la gloire.Il y a toujours eu derrière elles des institutions, des partis, des autorités quelconques…. Quant aux unions des écrivains, elles ne sont plus que des associations syndicales qui s’occupent des affaires de leurs adhérents à ce ni veau uniquement et je crois que plusieurs d’entre nous ont perdu la conviction qu’elles soient capables d’imposer des noms ayant réellement du poids sur la scène littéraire .Les nouvelles générations sont donc pratiquement et d’une façon ou d’une autre orphelines .Mais plusieurs poètes parmi elles continuent à subir clairement l’influence des chefs de file. Seul le temps est garant de l’apparition de bonnes nouvelles voix poétiques et la société civile et communautaire doit soutenir quelques unes d’entre elles par la mise en place de projets culturels authentiques, capables de promouvoir le niveau littéraire. La culture n’est plus aujourd’hui une marchandise gouvernementale et elle ne l’est jamais été en son essence ! 3- L’un des tsaillants aussi de la période actuelle que traverse la poésie arabe est le recul de plus en plus net de la poésie classique dite « verticale » héritée de l’époque préislamique , contre l’usage de plus en plus répandu par les nouveaux poètes du poème en prose et de la rose poétique .Et puisque vous faites partie de cette vague de poètes comment expliquez-vous ce fait ? ***C’est la logique qui régit le processus de la vie .Et c’est ce qui doit toujours être, car à chaque étape sa voix , ses caractéristiques et ses pionniers .Le Maghreb, comme je l’ai remarqué il y a quelques années, était le premier à répandre le poème en prose, tandis qu’en Orient arabe les nouvelles générations avaient beaucoup hésité avant de trancher le débat au profit du poème en prose, bien que les discussions byzantines se poursuivent encore aujourd’hui à propos du terme du « poème en prose ». Cependant, l’évolution finit toujours par s’imposer .En effet, un nouveau goût a vu le jour chez le récepteur arabe qui tend de plus en plus à préférer ce genre d’écriture poétique dont les racines se sont étendues et renforcées profondément après de longues décennies de son apparition en Orient arabe sous des influences occidentales incontestables. Et il nous faut reconnaître ici que l’Occident nous a devancé depuis longtemps dans le domaine de la création et sa théorisation. Il n’y a plus de doute que l’évolution dans le domaine culturel se fait très lentement et uniquement par le biais de l’accumulation .Et avec l’entrée de tous les aspects de la civilisation occidentale dans notre mode de vie, il était inévitable qu’ils aient des influences inégales sur la réception artistique .Il est vrai que la poésie classique charme encore le public arabe lorsqu’elle est déclamée sur les tribunes. Mais, le lecteur averti au goût raffiné préfère lire qu’écouter .Et le poème en prose est un poème destiné à la méditation et à la réflexion, ce qui fait qu’il a besoin d’un type spécial de lecteurs. Je pense que l’avenir porte beaucoup d’optimisme et de chances de réussite pour le poème en prose même au niveau de la réception chez les lecteurs ordinaires .Et au moment où nous discutons le droit à l’existence du poème en prose et son importance, les Occidentaux, eux, se sont mis à écrire le texte postmoderne dans lequel s’entremêlent plusieurs genres littéraires 4- Puisque que vous êtes l’un des plus anciens membres de la sélection poétique mondiale du critique et traducteur tunisien Mohamed Salah Ben Amor , laquelle regroupe près de 120 poètes de 26 pays, quel est votre avis sur les écritures de vos camarades non-arabes ? Les trouvez-vous vraiment différentes de ce qu’écrivent les poètes arabes ? Et est-ce que les préoccupations et les styles sont les mêmes? ***Il est évident qu’il y ait une différence au niveau des thèmes abordés poétiquement ou même de la façon de les aborder ainsi que sur les plans du lexique et des images. Ces poètes appartenant à d’autres contrées du monde sont la résultat de cultures différentes .Ainsi, je crois, par exemple, que les poètes de la rive-nord de la Méditerranée disposent d’un espace plus vaste pour la contemplation, la quiétude et la capacité de s’exprimer sur l’amour avec une liberté et une franchise que nous ne possédons pas. Leur espace de tabous est nettement très restreint .Et pour la plupart de temps, aucune censure ne vient interdire leurs mots .Grâce à cette liberté, ils ont le temps et les moyens qu’il faut pour créer des images simples mais profondes telles qu’elles sont dans leur vie .Quelques uns d’entre eux sont préoccupés par l’amour, d’autres par leur état psychologique, une troisième catégorie prend part aux soucis de l’humanité dont surtout les fléau de la guerre dans les pays où elle éclate. Je trouve que la plupart de ces poètes écrivent une belle poésie, simple et élégante. 5- Depuis la parution de votre dernier recueil intitulé Je suis devenue à présent une forêt on remarque que vous gardez un peu le silence .S’agit-il d’une phase d’observation ou bien vous vous apprêtez à nous réserver une belle surprise en publiant un nouveau recueil ? ***Ceci est naturel. J’ai déchargé toute ma cargaison du cœur et de l’esprit dans les textes de mon dernier recueil Je suis devenue à présent une forêt et j’ai besoin pour le moment d’un temps d’observation pour réviser mes anciens écrits dans le souci de ne pas me répéter, dans la mesure où j’en serai capable .C’est en quelque sorte le repos du guerrier qui essaie de reprendre l’énergie qu’il a perdue au cours de son dernier combat. Et la poésie est mon plus beau combat avec la vie. J’essaie, en évitant de m’empresser, de chercher un nouveau lieu de fascination …un champ que je n’ai pas encore labouré…Je tiens à ce que mon prochain recueil soit différent de tous ceux que j’ai publiés .De ce côté-ci , le silence est réellement un moyen efficace..Le voyage, les ballades en pleine nature et l’écoute de la musique ont aussi une grande part dans le dessin de la carte de l’imagination et des mots et l’établissement de nouvelles relations entre eux. 2016-12-05 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet