Les caractéristiques du discours amoureux dans le recueil de poésie Excuse-moi(1) de Rachel Chidiac par :Mohamed Salah Ben Amor 25 septembre 2015 Le discours amoureux n’a pas été jusqu’ici suffisamment traité par les théoriciens de l’analyse du discours, contrairement aux cinq genres qu’ils ont considérés comme spécifiques, à savoir le narratif, le descriptif, l’explicatif, l’argumentatif et l’injonctif. Et cela est peut-être dû au fait qu’il est un discours hybride qui tire sa matière de ces cinq genres ensemble ou en partie. Pour cette raison, l’ouvrage de Roland Barthes intitulé fragments du discours amoureux, paru en 1976(2), semble être le seul à avoir traité sérieusement ce thème, en plus qu’il n’a été suivi d’aucun essai important sur la nature de ce genre de discours et de ses composantes. Et étant donné que nous abordons dans cette approche un recueil de poèmes qui appartient à ce genre, en l’occurrence le recueil intitulé Excuse-moi de la poétesse libanaise Rachel Chidiac , nous ne pouvons méthodologiquement que prendre comme point de départ, ne serait-ce que brièvement, l’ouvrage susmentionné de Barthes. Quelle conception ce critique a-t-il donc du discours amoureux ? Et quelles sont, selon lui, ses caractéristiques ? I- Le discours amoureux tel que le conçoit Roland Barthes : L’objet de Roland Barthes, dans cet essai, est de dégager les composantes linguistiques spécifiques du discours amoureux, en concevant l’amour comme un comportement linguistique et non comme un sentiment abstrait et ce, dans le but de mettre en lumière ses caractéristiques universelles. Il lui a semblé, à ce propos, qu’il se distingue par deux traits principaux : la fragmentation et l’horizontalité, attribuant le premier , qu’il a tenu à mettre en évidence dans le titre de son livre, à la difficulté extrême que trouve l’amoureux à saisir le « tout » et à parvenir à la fusion avec l’aimé. Quant au second trait, il l’a imputé à ce que le discours de l’amoureux prend la forme d’une suite de paquets de phrases discontinues qui ne découlent pas d’un niveau supérieur, en raison de l’absence, au delà de l’existence matérielle, d’une entité à laquelle il peut s’attacher. Ce qu’il explique clairement en ces termes : « Son discours n’existe jamais que par des bouffées de langage qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires… »… « Tout le long de la vie amoureuse, les figures surgissent dans la tête du sujet amoureux sans aucun ordre, car elles dépendent chaque fois d’un hasard (intérieur ou extérieur). A chacun de ces incidents (ce qui lui ” tombe ” dessus), l’amoureux puise dans la réserve (le trésor?) des figures, selon les besoins, les injonctions ou les plaisirs de son imaginaire. Chaque figure éclate, vibre seule comme un son coupé de toute mélodie ou se répète, à satiété, comme le motif d’une musique planante. Aucune logique ne lie les figures, ne détermine leur contiguïté : les figures sont hors syntagme, hors récit; ce sont des Érinyes; elles s’agitent, se heurtent, s’apaisent, reviennent, s’éloignent, sans plus d’ordre qu’un vol de moustiques. Le dis-cursus amoureux n’est pas dialectique »(3). Cette conception, qui exige en soi un long débat que le contexte ici ne s’y prête pas, suscite de notre part deux objections : la première est que qualifier le discours amoureux d’horizontalité et nier l’existence de toute entité supérieure de laquelle il émanerait ne manque pas de généralisation exagérée, car là, il est indispensable , à notre avis, de faire la différence entre le discours amoureux ordinaire qui est le plus courant et le discours amoureux créatif , évidemment très rare, qui émane nécessairement d’un arrière-fond solide et cohérent , faute de quoi il ne possède pas cette qualité de créativité. Excite-t-il, en effet, un artiste créateur dépourvu d’un arrière-fond solide et cohérent, avec la nécessité de préciser ici que ceux qui pratiquent un art donné, entre autres la poésie, ne peuvent être tous qualifiés d’« artistes » ? La deuxième objection est que la langue, telle que la conçoit Roland Barthes, est, comme il le dit clairement, un ensemble de phrases. Cette thèse, longtemps adoptée par les structuralistes puis par Noam Chomsky, a été réfutée depuis la fin des années soixante par les cognitivistes puis par les neuroscientifiques qui ont démontré que les structures profondes de la langue sont des structures sémantiques et non syntaxiques(c.à.d. des constructions grammaticales) et que ces dernières se situent au niveau de la performance ou plus précisément des structures superficielles de la langue . Pour cette raison, nous pouvons dire que l’expérience de l’amoureux est, dans son essence, une expérience avec le sens qui fait partie intégrante de la langue et que discours en occupe le fond. Ce qui exclut pratiquement tout empêchement à l’existence, derrière la fragmentation qu’on perçoit dans le discours de l’amoureux, d’un arrière-fond ou plus au plus haut degré de la solidité et de la cohérence, exactement comme le délire du névrosé ou du psychopathe que les psychiatres attribuent à des causes objectives bien précises qui varient d’un cas à un autre. Ces deux objections constituent ensemble, à notre humble avis, une thèse dont nous essayerons de tester la justesse dans le discours amoureux chez la poétesse libanaise Rachel Chidiac, à travers son recueil de poésie intitulé Excuse-moi contenant 77 poèmes, paru en 2012 à Beyrouth et que nous avons eu l’honneur de préfacer. II- Les arrière-fonds du discours amoureux dans la poésie de Rachel Chidiac : L’ensemble des poèmes que l’auteure a réunis dans ce recueil révèlent l’existence d’un univers homogène et cohérent derrière lequel se profilent trois arrière-fonds constants et variés : l’un est socioculturel, un autre est psychique et un troisième est existentiel. 1- L’arrière-fond socioculturel : A travers son discours, la locutrice fait état d’un attachement irrésistible à l’Amour idéal dans le cadre duquel la relation entre la femme et l’homme ne se réduit nullement, selon elle, au simple désir sexuel naturel qui est commun entre l’être humain, mais prend la forme d’un lien spirituel solide, profond et permanent, échappant aux contraintes spatiotemporelles pour s’installer dans l’éternité. Et si cette conception de l’amour était connue dans la culture occidentale ancienne et plus exactement chez Platon ( 426 ou 427 – 347 ou 348 avant J-C ), son adoption est de plus en plus rare dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui , à cause de la propagation et l’affermissement des valeurs matérielles et leur ascendance sur les esprits. Mais ce n’est nullement le cas en Orient arabe, du fait qu’il fût le berceau des religions monothéistes, lesquelles conçoivent l’être humain comme étant composé d’une essence perpétuelle : l’âme et d’un accident (ou apparence) passager : le corps mortel. Cette conception nous la rencontrons dans plusieurs passages du recueil où la locutrice la formule par des expressions franchement religieuses comme on le voit dans ces deux strophes: Je te déclare le minaret… Mon minaret Une prosternation dans ma génuflexion (Excuse-moi, pp. 35 -36) Un souffle profond me prend Vers les plages de mon ermitage La porte de mon minaret sourit (Ibid. p.100 ) Cependant, cette conception sublime de l’amour n’est pas la seule à dominer le milieu socioculturel oriental en général. Il y a, en effet, un autre point de vue sur la relation qui devrait s’établir entre les deux sexes, datant des époques postérieures à l’apparition des religions monothéistes et surtout au sein de la société arabe à l’époque préislamique où on considérait femme comme un complément de l’homme, lui devant une obéissance totale dans le cadre d’une relation réduite aux simples devoirs conjugaux et vide de tout contenu sentimental et spirituel . Cette conception, à laquelle adhèrent la plupart des hommes orientaux d’aujourd’hui, du fait qu’elle serve leurs intérêts, a fait que la femme ou bien ne croit pas du tout à l’amour, en admettant son impossibilité et sa nature utopique – ce qui est le cas de la plupart des femmes orientales – sinon elle s’en sent frustrée parce qu’elle le considère comme une nécessité vitale pour sa constitution affective. Et ce deuxième cas est, en premier lieu, celui de la femme créatrice dont la sensibilité est effilée, à l’instar de notre poétesse, ce qui explique que son problème primordial est le désintérêt de l’homme oriental pour l’Amour avec un grand A, cet état de fait négatif qui a donné naissance aux poèmes qu’elle a réunis dans ce recueil. Pour cette raison, nous pouvons dire que la presque totalité de la poésie de Rachel Chidiac s’inscrit dans le militantisme de la femme orientale clairvoyante, en vue de s’imposer en tant qu’être humain libre dans une société traditionnellement patriarcale. Et la liberté de cet être perdrait tout sens si on le dépouillait de sa spiritualité et on le réduisait à un simple corps. De ce fait, l’attachement de la locutrice dans ce recueil à l’Amour idéal et éternel et son appel à l’homme oriental d’y croire, constituent un arrière-fond intellectuel solide susceptible de réfuter la thèse de Barthes selon laquelle, comme nous l’avons vu, le discours amoureux est horizontal, superficiel et n’émane d’aucun arrière-fond supérieur. 2- L’arrière-fond psychique : Dans le discours de la locutrice, deux tons totalement opposés se relayent tout au long du recueil : l’un est mélancolique laissant filtrer une douleur profonde et vive et l’autre est joyeux , né du bonheur qu’elle ressent aux côtés de l’être cher. Et cette contradiction revient, d’un côté, au fait que l’Amoureuse se sent privée de son Aimé, non en tant que corps ou de sa présence matérielle dans le réel mais de sa participation active à la communication spirituelle qu’elle tient de tout son être à établir avec lui(ce qui lui occasionne en soi beaucoup d’affliction).Quant à la deuxième cause de cette contradiction est la réussite que la locutrice a réalisée dans la transformation de l’absence de cet Aimé en une forte présence et son indifférence à son égard en un échange sentimental et en un accord équilibré et harmonieux mais au niveau de l’imaginaire uniquement. Ce qui a occasionné à sa personnalité un dédoublement tout au moins apparent, étant donné qu’elle est, à la fois, un personnage tragique, du fait de sa privation de l’amour spirituel idéal sans lequel son existence n’a, à ses yeux, aucun sens et un personnage lyrique, au sens où l’entend Georg Lukács , vu que cet amour remplit tout son être et lui offre l’occasion de vivre des instants d’extase extrême même au niveau restreint du souhaité et de la rêverie. Parmi les passages où est exprimé le premier sens citons à titre d’exemples les deux strophes suivantes : Je souris tandis que la douleur serre vivement Les restes de l’âme Et je m’aventure vers le fond de la vérité Afin d’y puiser ma guérison Mais voila que le sel de mes larmes persistera Et mon remède se trouve dans mes courants terrifiants (Ibid. p. 32 ) Et je m’assois… Je gis à ma place Ni inattentive Ni attendant quelque chose Le verre de mon sang à la main Et une blessure saignante Ne pouvant être cautérisée (Ibid. pp. 74 -75) Quant au second sens, il est formulé clairement, à titre d’exemple, dans cette strophe : Ton amour Sa liberté a la saveur de l’éternité Son silence est aussi beau que les étoiles Sa force est aussi dominante que le destin Son autorité est aussi puissante qu’un démon Il fait rire Il fait pleurer Il rend fou Il brûle Il se fait nostalgique Il rassemble les débris de mon être (Ibid. pp. 223 -224) 3- L’arrière-fond existentiel : S’il est réellement difficile de séparer ce qui est religieux de ce qui est existentiel, étant donné que la vision religieuse porte nécessairement une conception bien déterminée et globale de l’existence, celle de la locutrice dans ce recueil de Rachel Chidiac vis-vis de l’amour acquiert, dans plusieurs passages, une dimension existentielle pure, du moins au niveau de l’expression. C’est ainsi que le bien-aimé en tant qu’essence ou âme est, aux yeux de cette Amoureuse , l’être le plus élevé de l’univers, du fait que c’est uniquement par lui qu’elle est en mesure d’atteindre le niveau de l’Homme complet et qu’en son absence elle n’est qu’un être diminué .Et cette conception de la relation entre l’Amoureuse et l’Aimé nous rappelle la fameuse histoire mythique racontée par Platon dans le Banquet selon laquelle l’âme formait à l’origine une unité dédoublée , telle une paire de chaussures puis chaque moitié s’était mise à chercher l’autre. Il dit en ce sens :« Chacun de nous est donc un symbole d’homme, coupé comme il l’a été à la manière d’une sole, le dédoublement d’une unité. Et chacun cherche toujours son autre moitié, le symbole de lui-même »(4). Et puisque c’est ainsi qu’a été créée l’âme humaine, la réunion de ses deux moitiés est la condition nécessaire pour atteindre le bonheur, ce qui fait qu’elle constitue pour l’Amoureuse un motif solide pour demeurer toujours auprès de l’être cher. La poétesse dit en ce sens : Parce que tu me tiens lieu d’âme Lorsque tu deviens l’âme Même la vie s’incline devant elle (Ibid. p. 209) III – La structure profonde du discours amoureux chez la poétesse et les mécanismes de son fonctionnement : La structure profonde du discours amoureux, comme nous l’avons précisé précédemment, n’est autre que sa structure sémantique .A ce niveau-là, le discours de notre poétesse laisse entrevoir dans la plupart de ses poèmes trois mondes bien distincts : le monde du Moi amoureux (c.à.d. de l’Amoureuse), celui du Toi aimé ( ou de l’Aimé) et le monde extérieur. Et étant donné que ce discours émane uniquement de l’Amoureuse, sans la moindre réponse ou intervention de la part de l’Aimé ou d’une autre personne, il est nécessairement unilatéral et monophone. Pour cela, l’image de chacun de ces trois mondes est brossée du point de vue de l’émettrice et d’elle seule et la totalité des signes contenus dans les poèmes du recueil sont empreints de sa vision personnelle .Ce qui ne nous permet donc que d’en faire usage pour tenter d’introspecter son intérieur, puisque les images qu’elle nous donne du Moi, de l’Autre et du monde sont purement subjectives. Comment nous apparaît donc chacune de ces trois images? 1- L’image du Moi amoureux dans son propre miroir : Tout au long du recueil, l’Amoureuse est sujette à deux états tout à fait contraires qui la traversent à tour de rôle : le trouble et l’enivrement .Et chacun de ces états est associé à une situation bien déterminée par laquelle passe la relation entre elle et l’Aimé. Le trouble l’affecte, évidemment, lorsqu’elle s’en sépare. Et l’enivrement la saisit quand elle fusionne avec lui , tout en précisant, ici, que la séparation et la fusion dont nous parlons sont d’ordres mental, psychique et spirituel donc abstraites et non vécues effectivement dans la réalité. 1-1 L’Amoureuse disjointe de l’aimé : La séparation de l’Aimé de l’Amoureuse, dans la poésie de Rachel Chidiac et dans les limites de ce recueil, ne s’accomplit pas au niveau de l’essence où l’Amoureuse forme avec son bien-aimé une seule et même âme, ni dans la réalité matérielle où ils sont liés suivant les normes prescrites par la nomologie sociale mais plutôt aux niveaux de la conscience et de l’émotion. Ce que montre la discordance totale entre les images qu’ils se font l’un de l’autre. Du point de vue de l’Amoureuse, l’Aimé est unique et rien au monde ne peut le remplacer et sa vie, à elle, n’a aucun sens sans lui .Quant à lui, elle n’est, à ses yeux, qu’une femme comme les autres. Ce qui revient à dire qu’il n’éprouve aucun besoin impératif d’elle tout particulièrement. Et c’est là où se situe le nœud de la problématique et apparaît la dimension la plus profonde de l’état de l’Amoureuse qui est substantiellement tragique. La tragédie n’est-elle pas, en effet, une conséquence de la rupture entre une âme donnée et l’univers ? Et cette rupture, dans notre cas, ne fait l’objet d’aucun doute, du fait que l’Aimé n’accorde aucune importance au lien que l’Amoureuse croit exister entre elle et lui sur le plan spirituel. Et étant donné que les états d’âme habituels qu’éprouve tout personnage tragique sont la tristesse, la frustration, le désespoir et l’obstruction des horizons, leur fréquence est très haute dans le recueil. Néanmoins la place nous manque ici pour citer plus que les deux exemples suivants : Jamais je ne me soumettrai La douleur est vive Son intensité est acerbe Comme un sabre Que la main ne s’en est jamais servi Que pour égorger (Ibid. p. 53) Seule ta voix Me réveille d’un désespoir orageux Je murmure une fois Puis une seconde fois… Mon gosier se dessèche Je le désaltère avec mes larmes… (Ibid. p. 57) Mais cette image est loin de se stabiliser. Bien au contraire, l’Amoureuse change, dans plusieurs passages, en son inverse, en acquérant, contre toute attente, les traits d’un personnage épique. Et la voila ainsi qui se transforme, tout d’un coup, en une lionne agressive tantôt en position de défense, tantôt se ruant à l’attaque comme le montrent ces deux suites de vers : Les ténèbres de ton silence Sont d’une obscurité sévère Sont envahissantes Rendent perplexe Font mal Exténuent Et moi je suis pareille à un guerrier Menant un combat Dans un aucun lieu Et sans la moindre adresse … Avec mon silence Je ferai irruption Dans les entrées de ton silence Je les envahirai Avec le vacarme de mon être (Ibid. p.190) Je tire de la force De ton silence De ton oubli De ton indifférence (Ibid. p.190) Et dans ces deux cas et malgré l’indifférence inchangeable de l’Aimé pour l’Amoureuse et les sentiments d’infériorité et de frustration qu’il lui a causés avec cette attitude négative, la profondeur du lien qui la lie à lui , bien que le bien-aimé n’en soit pas conscient, est d’une attirance inouïe .Et les allusions à ce sujet dans le recueil sont nombreuses. Et c’est ainsi que si la jonction de l’Amoureuse avec l’Aimé ne suscite pas sur les plans social et corporel aucun problème, du fait que rien, en principe, ne l’empêche – Ce qui en fait un fait accompli ou accomplissable – quelle valeur pourra-t-elle avoir si elle n’aboutit à une fusion spirituelle ? 1-2 L’Amoureuse fusionnée dans l’Aimé : Les états de jonction et de fusion entre l’Amoureuse et l’Aimé, dans tous les contextes où la locutrice en fait part, sont purement imaginaires et elle ne les vit que dans le rêve ou au niveau du souhait. Ce qui en fait une alternative abstraite à laquelle elle s’attache et pour laquelle elle milite. Et comment ne fait-elle pas tout son possible pour l’atteindre, du moment qu’elle lui procure, même en cours de rêve ou lors d’un souhait, un bonheur extrême et un sentiment d’enivrement sans pareil ? Et ces deux états sont aussi très occurrents dans les poèmes du recueil, sachant que la fusion en question s’accomplit sous la forme particulière de « l’implant », lequel est de deux sortes : la première est que la fusion part du Toi vers le Moi comme on le voit dans ces deux vers : Ö toi qui a été planté en moi Sans demander de permission (Ibid. p 206) Quant à la seconde, elle se produit dans le sens inverse comme il est décrit dans ces deux strophes : Je t’envahirai comme la senteur de la terre Lorsqu’il te demande de l’emprisonner à perpétuité Dans tes poumons Et je mourrai amoureuse et aimée Sur le rythme des battements d’un corps Dont la folie règne sur ma vie (Ibid. p 30) Sur tes lèvres Je bâtirai mes demeures Et sous les bouts de tes doigts Tu ne verras que mon corps (Ibid. pp. 48-49) Cependant, il est à remarquer ici que l’endossement par un individu quelconque dans la vie réelle d’une personnalité autre que la sienne est cliniquement une forme de folie. Et l’Amoureuse en est consciente. Et la preuve en est que le mot « folie » et ses dérivés se répètent plusieurs fois dans le recueil comme dans ces exemples : Cependant quelle que soit la forme suivant laquelle elle fusionne de fusion avec l’Aimé, elle lui procure un plaisir des plus intenses : Je suis, oui je suis, ô brise de mes jours, Amoureuse de ton ciel. Je m’y promènerai toute ivre Je frapperai sur ses portes Quand l’automne vient Je me déverserai avec les fleuves de son tonnerre Je sourirai à un arc-en-ciel Couronnant son hiver Aucune place pour moi Ni terre Aucune patrie à part toi Ne m’a séduite (Ibid. p. 6-7) J’embrasse la vie avec tes lèvres Avec le nectar de tes roses Inondant mes vallées Avec le murmure de ta prière Vivifiant mon espoir Y interpellant le rugissement du lion Puis je somnole là-bas… Sur les méridiens de ton horizon Et je tisserai pour toi du crépuscule Une existence (Ibid. pp. 126 – 127) 2- L’image de l’Aimé aux yeux l’Amoureuse : Dans la plupart des poèmes réunis dans ce recueil, l’Aimé se présente comme l’unique axe autour duquel tourne le discours de l’Amoureuse où sont données de lui deux images totalement opposées : l’une est positive et l’autre négative. Et c’est justement de cette contraction que découle l’expérience sentimentale de l’Amoureuse et c’est dans cette expérience que réside le noyau de la problématique .La première image, qui est reluisante et stimulante, se situe au niveau de l’essence de l’Aimé ou plus communément de son âme, en tant qu’être humain incorporel .Et c’est à cette essence ou âme que s’attache la locutrice éperdument et sent que sa vie n’aurait aucun sens sans elle .Quant à la seconde, qui est fade et ennuyeuse, elle est celle de l’Aimé en tant qu’être social. Et c’est cette image, qui l’a poussée, de ce fait, à mener son combat. Comment la poétesse a-t-elle dépeint ces deux images ? 2-1 : Sublimité de l’aimé et sa préciosité en tant qu’essence : En se basant sur la conviction que son Aimé est son unique moitié au monde ,qu’il est le seul à pouvoir compléter son existence ,que sa vie, comme nous l’avons dit ,n’a aucun sens sans lui et que le lien qui les lie est spirituel et éternel ,il est donc aux yeux de l’Amoureuse et sur ce plan, l’Homme idéal et parfait. Écoutons ce que la poétesse dit par sa voix : Je déclare Que tu es titanique vis-à-vis de toi-même Que ton silence est plus profond que les mers Que tes aéroports sont une éternité à qui déplait le départ Que tu es fidèle généreux…et téméraire Je déclare que tu es un enfant dans les jardins de l’hiver Que tu es une larme dans la paupière du Temps Que tu es un homme Un homme merveilleux …de la classe de l’Humain (Ibid. pp. 32-33) 2-2 : Platitude et insignifiance de la mentalité et du comportement de l’Aimé : Cependant, autant l’Amoureuse s’attache à l’Aimé en tant qu’âme ou essence spirituelle, autant elle ne cesse, tout au long des poèmes du recueil, d’exprimer son agacement à l’égard de la mentalité qu’il adopte et qui l’amène à se soumettre à la culture sociale établie qui lui a été léguée depuis les époques des ténèbres et de la décadence. Ce que résument, à titre d’exemple, ces propos qu’elle lui adresse sur un ton plein de critique et de reproche : Demeure silencieux Ö toi i qui ne s’es pas aperçu de moi toute une éternité (Ibid. p. 97) Ö toi qui se ne t’aperçois même pas de soi-même Le départ d’une lune t’a-t-il enflammé un jour ? T’es-tu dévêtu pour un soleil suintant de souvenir Pour une vague qui ne s’est enfuie que de force ? Par Dieu ô toi qui protèges l’écume Que ferais-tu quand le flux s’habille de mort ? (Ibid. pp. 100-111) 3- L’image du milieu extérieur dans la conscience de l’amoureuse : Le milieu extérieur dans la poésie de Rachel Chidiac n’a pas en général, de présence quantitative marquante. Peu de vocables, en effet,s’y rapportent. Néanmoins, sa qualité la plus dominante est qu’il est « opposant », au sens où l’entend Tzetvan Todorov. Ce qui aggraverait son effet négatif sur la relation liant l’Aimé à l’Amoureuse .Ce milieu, bien qu’il soit invisible, a tout du « diable » dont la nuisibilité et la malfaisance sont souvent déterminantes. De ce fait, l’Amoureuse mène un combat sur deux fronts : le premier est contre la mentalité rigide de l’Aimé à l’égard de la femme en général et d’elle en particulier et le second est le milieu socioculturel duquel il a acquis cette mentalité. Pour cette raison, ils ne sont, en fin de compte, qu’un seul et même front, même si l’Amoureuse ne fait face à ce front qu’à travers l’Aimé. Ce qui fait que son combat est avant tout psychique et sentimental et non socioculturel. Et les références à cette réalité dégradée et contrariante sont éparses dans tout le recueil, laquelle a été dépeinte sous des formes très variées et dont la plupart sont métaphoriques. En voici quelques exemples : Je dégage la vie d’un brouillard noir Je pose sur elle le sourire d’un baiser Dans l’espoir de la séduire par un habitat plaisant En dehors des tombes (Ibid. p 43 ) Je tente un apaisement Ou plutôt …j’esquive Avec un silence de mort Un trépas imminent Qui fait irruption avec mille visages (Ibid. p 44) Le bruit de mes pas Me fait mal Sur un glacier Ne connaissant de la vie Que des pelures égoïstes (Ibid. p 52) IV– Le discours amoureux de la poétesse au niveau performatif : Sur le plan de la performance c.à.d. l’utilisation individuelle de la langue par la poétesse, nous apparaissent trois niveaux distincts : le premier est celui des genres de discours mis en œuvre, le second concerne les formes d’actes de langage utilisés et le troisième les traits poétiques de l’énoncé. Les discours les plus récurrents dans les poèmes de ce recueil sont les discours descriptif et injonctif. Et cela est dû au fait que l’Amoureuse s’emploie de toutes ses forces à dépeindre son état d’âme d’un côté et à essayer d’exercer une influence écrasante sur l’Aimé, de l’autre, dans l’espoir qu’il mette fin à l’indifférence à son égard. En mon intérieur Il y a un silence abstrait Non justifié Sans motifs J’en ai assez de tes motifs Et je demande qu’ils soient changés J’en ai assez de la parole A l’insu de la parole (Ibid. p. 171) Approche Car l’âme S’attendrit S’approche Suce A la cadence des bouts des doigts Etreins-moi Et fais assoupir toute douleur Sur les quais de l’amour (Ibid. pp. 63-34) Quant aux actes de langage qui y sont employés, ils sont essentiellement de deux sortes : « les expressifs » que John Searle a définis comme les actes que le locuteur utilise pour exprimer ses états psychologiques et « les directifs » qui englobent, selon lui, les actes au biais desquels le locuteur tente d’obtenir quelque chose de l’allocutaire. Sur le plan poétique et esthétique, enfin, le style de la poétesse est profondément et massivement empreint d’écart, de connotations et d’éléments rythmiques internes presque dans chaque vers. Et ces trois principaux éléments constitutifs du « poétique » (images-connotations-rythme) progressent conjointement et harmonieusement au sein d’une orientation forte, dominante et continue vers les zones les plus éloignées comme si la locutrice est habitée d’un désir impérieux de décoller et d’une soif insatiable d’étreindre l’infini spatial, temporel et existentiel. Cette tendance stylistique irrésistible s’est traduite par un flot intense d’images dont la plupart ont été conçues suivant le procédé de « l’emphase », par l’éloignement le plus grand possible du comparé du champ lexical du comparant ou d’un élément d’une métonymie donnée du champ lexical d’un autre. Quant au rythme, il est, pour la plupart de temps, effréné, tel un pouls fort, et ce, conformément au flux émotionnel intense de la locutrice. Et cette extrême rapidité est due s’est traduite par l’accourcissement des vers et l’usage fréquent du parallélisme syntaxique. De ce fait, le rythme part dès le premier vers d’un seul jet puis déferle tel un flot torrentiel jusqu’à ce qu’il atteigne la fin du poème, tout en se renforçant au cours de son avancée par un rythme supplémentaire de type mental , émanant de la construction de chaque idée, de son modelage et de la distribution de ses éléments constitutifs et ses détails tout au long du texte. En outre, le style de la poétesse se caractérise par le grand effort qu’elle déploie d’une façon presque continue pour éviter les sens référentiels et accumuler les connotations et les significations symboliques. Ce qui a fait acquérir à son discours un haut degré d’opacité, sans qu’il entraîne pour autant l’obstruction du sens ou la rupture du fil de la communication, comme on le constate dans ce passage : J’usurpe le feu au moment de son incandescence Je jette l’ancre les yeux tout pleins de Kohl Dans la noirceur d’une nuit sans fin Et me mets à tourner dans son orbite Semant ses demeures de pépites de roses souriantes Un chemin me porte à travers les ombres de l’amour Me prend par mon sang Me disperse sur la surface aussi blanche que la neige Sous forme d’histoires imaginaires D’identité spontanée d’une réalité D’une attention émanant d’un temps Aussi assoiffé que des fleuves Dont les flexuosités sont retentissantes ( Ibid. p. 16) Conclusion : Cette lecture quelque peu empressée du recueil de poèmes intitulé Excuse-moi, le premier à avoir été publié en langue arabe par la poétesse libanaise Rachel Chidiac et qui tourne autour d’une expérience sentimentale très profonde, nous amène à conclure que le discours amoureux dans lequel elle a composé la totalité de ses poèmes est rigoureusement structuré aussi bien au niveau de ses structures profondes que celui de ses structures superficielles, du fait qu’il émane d’un arrière-fond intellectuel cohérent et solide, reflétant une vision claire et singulière du Moi (l’Amoureuse) , du Toi ( l’Aimé) et de l’univers. Et même si cette vision est subjective et individuelle, elle s’inscrit dans une vision collective, celle de la femme orientale amoureuse et consciente qui milite pour l’établissement d’une relation harmonieuse avec l’homme oriental, en l’invitant à découvrir les trésors inestimables que son intérieur recèle: la sincérité, la douceur, la force, la bravoure ,la fierté , l’ingéniosité, la dignité , la perspicacité et l’ambition de s’élever aux plus hauts sommets et en l’appelant à se joindre à elle pour inaugurer ensemble une ère nouvelle au cours de laquelle ils marcheront côte à côte sur le chemin de la plénitude humaine. Références : 1- Rachel Chidiac, Excuse-moi, recueil de poésie, Dar Al-Jl, Beyrouth, 2012, préface de Mohamed Salah Ben Amor. 2- Barthes (Roland) , Fragments d’un discours amoureux , éditions du Seuil , Paris 1977. 3- Ibid. pp 7- 8. 4- Platon, Le Banquet, traduction française de Émile CHAMBRY , Classiques Garnier , Paris 1922 191 d 5-7. 5- Searle (John, R ) , Les actes de langage, Essai de philosophie linguistique , Hermann, Paris 1972 pp. 70-71. Qui est Rachel Chidiac? Rachel Chidiac est née à Rachiine (Ras Al Ein ) à Zgharta ( nord du Liban).Elle a fait ses études à l’école des sœurs antonines à Khaldiyeh à Zgharta .En 1994 elle a obtenu le diplôme de l’école normale de Beyrouth dans la spécialité de la langue française. Poétesse bilingue, elle écrit ses poèmes en arabe et en français. Dotée d’une imagination féconde et d’une sensibilité effilée, elle s’investit dans la totalité de ses écrits à dépeindre avec des touches de mots débordant de finesse un univers intérieur habité par une passion amoureuse platonique oscillant entre violence et douceur. Ses recueils de poèmes : Souffles sans âge, Editions Dar Al Jil, Beyrouth, 2011 – Excuse-moi, Dar Al Jil, Beyrouth,2012 préface de Mohamed Salah Ben Amor – Le jour où la pluie a dansé avec moi, Dar Al Jil, Beyrouth,2015. 2015-09-25 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet