La douce odeur de datura par:Monika Del Rio 27 juin 2015 La fenêtre est ouverte… Ca y est, elle a ouvert la fenêtre ! Zeineb approcha une chaise et poussa un souffle de soulagement. Ça y est, à présent on peut prendre la position d’observateur. Et en face, comme d’habitude, des choses intéressantes aller se passer. Comme toujours, Agata versait le lait dans la gamelle du chat et sortait un sac poubelle visiblement très lourd (hélas, noir et opaque, impossible de voir à l’intérieur), elle laissait un léger baiser sur les lèvres de son mari quand il partait pour le travail, parfois elle prenait un café dehors. Mais… voyons, voyons, quelqu’un sonne. Une femme blonde en tailleur gris. Elle va ouvrir ! – cria Zeineb en guise d’information pour d’autres membres de la famille. Elle n’avait même pas besoin de jumelles. La fenêtre de sa chambre donnait directement sur la porte d’entrée de la propriété d’Agata et d’Adam. Depuis qu’ils ont occupé la villa d’en face Zeineb guettait inlassablement en espérant tomber sur quelque chose d’extraordinaire ou tout simplement pour satisfaire sa curiosité innée. Dans le coin du jardin d’Agata, le dos au mur, presque étouffée par des lianes de bougainvillier poussait innocemment une datura. Mais ses fleurs, en forme d’entonnoirs, attiraient l’attention de chacun des visiteurs par leur odeur enivrante et charmeuse. Qu’est-ce qu’il y a qui sent comme ça dans ton jardin ? – demandaient ils. Ce doit être le rosier – répondait elle inlassablement. Effectivement, de gros massifs de rosiers de toutes les couleurs régnaient omniprésents. * * * La nuit est passée, calme. Ils ne se sont pas disputés. Du moins c’est ce qui me semblait. Penché dans un hamac étoilé au dessus de la baie de Sidi Bou Said je contemplais les lumières clignotantes du port de plaisance en bas et en même temps celles, aussi rayonnantes là haut. L’immense disque lunaire roulait dans le ciel comme une roue dorée. La lune me rendait toujours mélancolique. J’adorais ce moment, quand la nuit n’a pas encore dit son dernier mot et le jour, paresseux, commençait seulement à se frotter les yeux. A cette heure-ci même le plus endurci, habitué des tavernes et des clubs de nuit, plongeaient dans un sommeil court et profond, une sorte de léthargie, et ceux qui devaient partir pour le travail de bon matin commençaient, non sans difficulté, à décoller les paupières. Moi, je pouvais veiller, je le fais toujours. La nuit exerce sur moi un effet enivrant et créatif. La nuit, la vraie vie cruelle n’a plus besoin de se cacher et de chercher des excuses. Le hibou enlève un petit rongeur, sans bruit et seul le cri aigu, bref et interrompu peut constituer la preuve de sa tragédie. Les troupes des chasseurs aveugles et ailés vont bientôt terminer, eux aussi, leur chasse. Et moi… j’ai devant moi toute la journée pour mon repos, le sommeil profond, une gamelle de lait… quoique d’après de ce que j’ai réussi à observer, la journée s’annonce bien intéressante. Nous avançâmes, épaule contre épaule, main dans la main. D’où me viennent ces pensés si soudainement? Les palmiers ensommeillés se balançaient au rythme de la musique des vagues. Et cette lune, comme aujourd’hui, tombait sur nos têtes avec sa poussière dorée…. – Laisse-moi t’aimer – tu chuchotais. Ta voix me transperçait d’un frémissement. Le vent chaud, sirocco de ton souffle, brûlait mon visage et mon cou, laissant dessus des marques ineffaçables, plus ardentes encore que les traces de baisers passionnés. – Laisse-moi t’aimer – chuchotait le vent. Il s’emmêla dans mes cheveux. Rapidement, j’enfilai une capuche d’indifférence. Emprisonné de cette façon il se tut, en me laissant admirer dans l’insouciance la vue et le mugissement des vagues. Pourquoi la tristesse saisissante me transperce jusqu’aux os ? Pourtant rien ne me menace plus. Allongée tranquillement dans le hamac accroché quelque part dans l’espace, entre le ciel et la terre, dans la noirceur de la nuit… Quand le jour viendra, toutes mes pensées s’écouleront emportées sur le dos des vagues du crépuscule comme les bateaux élancés des Phéniciens. Je visite souvent dans la nuit les endroits sacrés par leurs prêtres. Le sombre Tophet apparaît à cette heure-ci dans des couleurs différentes. Les tombes penchées de tous les cotés restent le seul souvenir des victimes de Baal. Quoique, qui sait, peut-être, semblables à moi elles errent aussi à la recherche du deuxième bout de la ligne interrompue de la vie. Jamais pourtant il ne m’est arrivé de rencontrer une autre âme vagabonde. Je suis solitaire de nature. Quand j’en ai déjà assez de monter et de descendre les escaliers escarpés et les petits chemins incommodes, en trébuchant sur des pics, des râteaux et des pelles jetés insouciamment derrière une petite baraque, j’emprunte le chemin vers la colline de Byrsa en accrochant tout de même, sur ma route, les villas romaines. Heureusement je peux me glisser dans n’importe quelle fissure sans être aperçue. Probablement c’est le seul bon coté de la présente situation. La solitude de l’esprit me hante de plus en plus. Pas de contact de nulle part, pas de compréhension. Tu me manques. Tes mots doux me manquent. Quand je pense qu’il me semblait toujours devoir me languir le plus des odeurs résineuses des forêts, de la forme irrégulière et du parfum des champs sentant le blé mûr, des couchers de soleil sanglants et des tremolos des oiseaux à l’aube, je constate combien j’étais loin de la vérité. Je souffre le plus de l’absence de contact émotionnel. Je languis de toi. Peut être si j’avais vécu plus longtemps, le mot « toi » aurait été remplacé par un autre « toi », peut-être. Mais cela ne change rien à l’état des choses. Dans l’état de souffrance. Revenons tout de même à la réalité. La journée d’aujourd’hui s’annonce vraiment très intéressante. * * * Encore une blonde… je ne l’ai jamais vu auparavant… mais elles doivent bien se connaître toutes les deux… elles s’embrassent… Attends, pousse-toi, laisse moi regarder – Amel essayait de se faire une petite place à la fenêtre. Je ne la connais pas – elle confirma – pourtant… attends, je l’ai déjà vu quelque part… Ca y est ! – cria t-elle triomphalement. Elle se tourna vers Zeineb, la stupeur dans son regard. – Tu te rappelles, je te l’ai raconté, c’est celle-là que j’avais remarquée à Hammamet… avec le mari d’Agata. Oui. Ils se connaissent ! Je t’avais dit – s’impatienta Zeineb – je sais bien quand même qui connaît qui. Il faudrait faire quelques courses – la bonne se mêla timidement à la conversation – il n’y a rien pour dîner. Je ne peux pas m’absenter maintenant. Tu ne vois pas que je suis occupée. Attendez ! Quelque chose bouge dans les lianes du bougainvillée !!! Il y a quelqu’un d’autre dans le jardin ! Non. Ce n’est qu’un chat. Les entonnoirs du datura, long et crémeux se balançaient dans la brise légère exhalant une senteur étouffante et alléchante. Ce parfum me rappelait quelque chose pas très bien défini, un moment important dans ma vie, celle du présent ou celle du passé, dont je ramasse les miettes sans cesse sur ma route en essayant de tracer un ensemble logique de ce puzzle éparpillé et à moitié perdu. Quelles fleurs magnifiques ! – Betty s’enthousiasma en piétinant la pelouse. – Quelle plante pittoresque ! N’oublie pas que certains l’appellent « les trompettes de la mort » – attira son attention Agata. Serait-elle vénéneuse ? C’est une des substances les plus toxiques au monde. Mais, pourtant… on la voit presque dans chaque jardin. Elle a haussé les épaules. Est-ce que tu te rends compte que l’absorption de l’infusion de quelques feuilles peut provoquer la mort dans des souffrances atroces précédées d’hallucinations durant plusieurs heures. Parfois tu ne meurs pas, mais des spectres et des visions te hantent jusqu’à la fin de tes jours. Il y a longtemps, elle était utilisée par des sorcières pour faire rentrer les gens dans une transe hallucinogène. C’est horrible ! Brrr… Allons prendre notre thé. Evidement, pas celui du datura mais un délicieux thé vert de Chine. Beurk ! Je n’aime pas le thé chinois. J’ai autre chose pour toi – Agata poussa un rire mystérieux. – Mais pour l’instant raconte-moi ton aventure d’hier encore une fois. Tu m’as avoué qu’il sort avec plusieurs filles et avec toi et que sa femme ne se doute de rien. Il me semble qu’elle n’est pas au courant. Et si elle savait tout… – elle a suspendu sa voix. – Non. Elle n’en sait rien. Elle ne peut pas savoir. Continue. Hier soir tout s’est passé comme dans un film d’action. J’ai découvert sa dernière liaison et secrètement je l’ai suivi avec ma vieille voiture. Avec cette énorme et bruyante épave. Tu n’as pas pu trouver un engin plus discret et surtout plus efficace… Tu penses qu’il n’a rien remarqué ? L’homme quand il part à la chasse ne voit rien à part sa proie. Nous sommes arrivés donc tranquillement, un après l’autre, jusqu’au virage vers l’Ariana. Elle l’attendait déjà au croisement. Dès qu’elle l’a rejoint j’ai accéléré en voulant les dépasser et leur barrer la route pour les obliger à s’arrêter. Je voulais prouver que je suis au courrant de leur liaison. Bien, mais qu’est-ce que ça t’aurait apporté cette « preuve » ? Lui, il constate toujours qu’il ne sort avec personne, que tout est le fruit de mon imagination malade, qu’il n’a jamais vu cette fille, qu’il ne la connaît même pas, tu comprends… Je comprends – Agata est devenu pensive. Je me suis fait remarquer. C’est elle qui a donné l’alerte. Ils ont démarré dans un grand bruit. La course folle dans les ruelles étroites et sinueuses du quartier a commencé. A vrai dire, cela n’étonnait personne, car souvent « la jeunesse dorée » essaie de cette façon les voitures offertes par leurs petits papas. J’arrachais donc les dernières forces de mon vieux véhicule. Heureusement il se faisait déjà tard et la soirée était pluvieuse, les rues semblaient pratiquement vides. On entendait uniquement le bruit effroyable des pneus dans les virages. Cette poursuite était tellement passionnante qu’elle m’a fait presque oublier le but de ma démarche et je jouissais de ma force et de ma vitesse. Il se sauvait devant moi comme un lapin. Hélas, au bout d’un certain temps mon moteur s’est éteint et j’ai perdu la course. Je devais m’en aller, toute penaude, à la maison. La nuit même il m’a téléphoné en disant qu’il faut essayer de résoudre ce problème, que je ne peux pas le poursuivre comme ça et qu’en réalité il n’aimait que moi. Les autres ne comptaient pas, il fallait que je comprenne cela. Il a dit ça ??? Oui, justement. J’étais d’accord avec une seule chose. Ce problème, il faut le résoudre…. Le silence tomba. Je me demande parfois pourquoi mes contacts avec les hommes sont toujours tellement compliqués ? – recommença Betty. Seulement avec les hommes ? Moi, j’ai des relations embrouillées avec presque tout le monde. J’ai lu plusieurs livres psychologiques sur ce sujet. Selon leurs auteurs la source des problèmes se trouve dans l’enfance et dans les relations avec nos parents. De toute façon les relations avec les parents sont toujours bien compliquées, surtout à la période de l’adolescence. Quoi que fassent les uns ou les autres, le résultat sera toujours mauvais à leurs yeux – c’est naturel. Comment est-ce que tu peux savoir, tu n’a pas d’enfants ? Mais j’en étais un… C’est clair. A nouveau une vague paresseuse de silence s’écoula entre elles. On entendait les appels languissants du muezzin pour la prière. Il y’en avait un qui chantait tellement bien – recommença Agata – souvent, je me réveillais à l’aube, spécialement pour entendre sa voix. Partout autour, la nuit sombre, et en moi cette musique résonnant de la richesse mélismatique. En ce moment c’est un autre qui appelle. Toujours sur deux tons, comme un instrument qui commence à s’accorder. Parfois je vais à El Manar où les voix des muezzins appelant à la prière dans deux quartiers différents se mélangent et forment un duo inoubliable. On dirait qu’ils dialoguent. Je pense qu’à un moment pareil, chacun doit se sentir comme moi, plus près de l’éternité. Tu sais, quand je suis arrivée ici, le temps me semblait long, interminable. Je pensais même que je n’arriverais pas à tenir. Mon seul désir était la fuite. Des gens, des paysages, des coutumes, des bruits et des arômes différents m’entouraient de partout. Je n’avais pas d’amis à l’époque et il me tardait de revoir ceux que j’avais laissés. Dans une rage muette je rejetais donc tout le présent. Maintenant, quand je sais le jour du départ se rapprocher, il me semble parfois juger les moments vécu dans ce pays comme les plus beaux de ma vie. D’un autre coté, je me rends compte que beaucoup de ces instants s’écoulèrent à travers mes mains sans bruit, sans laisser de traces, avec aucune possibilité de retour. Je les ai perdus comme des joyaux précieux. Le temps a passé inopinément. As-tu jamais ressenti des résultats semblables de l’écoulement du temps? Je n’ai jamais réfléchi sur ce sujet, à vrai dire. Je vis au rythme normal et le présent reste pour moi toujours le présent, pareil pour le passé qui a sa propre place. Quant au futur… la vie le montrera. Je n’y pense pas. Pourquoi es tu venue me rendre visite justement aujourd’hui ? Pourtant nous nous connaissons depuis longtemps. Il te semble que nous nous connaissons. A vrai dire tu ne sais rien de moi. Voyons… encore ta psychologie. J’aime bien analyser les situations et les comportements humains. Mais… il faut que j’avoue agir parfois sous l’emprise de l’impulsion. Maintenant aussi – en répondant à ta question – je suis venue, pressée par une envie soudaine de voir ton monde de l’intérieur. Tu vois, une excellente idée. Dommage qu’elle ne te soit pas venue plus tôt. Rentrons à la maison. Le soleil est très fort aujourd’hui. Moi, j’aime bien le soleil. Je me bagarre tout le temps avec Adam en ouvrant les volets qu’il claque ensuite presque aussitôt. La lumière solaire m’est indispensable pour la vie. Peut-être parce que je viens d’un pays froid et nordique où chaque rayon de soleil attrapé il faut le garder jalousement, enfermé à la maison. Donc, vous partez bientôt ? Prochainement. J’aime tellement marcher sur l’herbe – Betty changea brusquement la conversation. Il faut seulement faire attention aux serpents et aux lézards. … et aux araignées et aux… Arrête ! Allez, rentrons. Préparons ce thé à la fin. Je vais t’aider – se proposa Betty. Ses doigts longs et fins s’enroulèrent autour des feuilles de datura. Mon cerveau endormi, touché légèrement par ce fait et la concordance étrange entre des évènements lointains dans l’espace et dans le temps, continua son puzzle lent. Sur mes jambes en coton je me suis traînée derrière elles jusqu’à la cuisine. Son mari est arrivé – lança Zeineb. Alors maintenant ça va vraiment commencer – commenta Amel du fond de la maison. La sonnette de la porte a fait sursauter Agata. Ca doit être Adam. Je lui ai dit au téléphone que tu viendrais, alors il s’est arrangé pour rentrer beaucoup plus tôt du travail. Sympa de sa part, non ? Salut chérie ! Oh, bonjours Betty. Je meurs de soif. Servez-moi quelque chose à boire, les filles. Il n’y a pas mieux que le thé chaud par temps de chaleur pour tuer la soif – lança Betty. Quoi ? Dis donc ! – il était étonné. – Alors, où est ce thé ? Il infuse. Restez tranquillement à table, je vais m’occuper de tout – proposa Betty avec obligeance. – J’adore faire du thé. Elle rentra peu de temps après chargée d’un grand plateau avec le service à thé. Tu voulais un thé chinois ? – elle se rassura en regardant Agata. Oui – a-t-elle répondu. Un arôme intense se diffusa instantanément dans l’air. L’odeur aromatique, amère et puissante. Sa senteur semblait quand même être un peu différente de celle que j’avais l’habitude de sentir chaque après-midi. En essayant d’analyser cette différence j’ai éprouvé la sensation que les morceaux dispersés du puzzle de mon subconscient se déplaçaient violemment et se liaient entre eux en créant un ensemble clair et net. L’étrange, subtile et pas commune fragrance de ce thé a provoqué cette folle poursuite d’idées. J’ai toujours été une olfactive. D’un coup tout est devenu clair. Non ! Non ! – j’ai crié, j’ai essayé de crier. – Ne bois pas ça !!! Pourquoi ce chat miaule-t-il comme ça ? Laissez le sortir dehors. Jetez – le ! Je me suis caché sous le canapé. Il est peut-être enragé… bois, mon amour. Dans un élan je me suis lancée par-dessus de la table, comme une furie, en renversant la théière, me brûlant le corps et tirant derrière moi la nappe avec tout le service qui se brisa pièce par pièce sur le sol en marbre blanc. Agata se figea dans une frayeur muette avec sa tasse près des lèvres. Comme une folle je couru dans le coin du jardin, au bord du précipice, où habituellement, pendue parmi les étoiles entre le ciel et la terre, je contemplais les ombres de la nuit. Dans l’air chaud l’odeur douce du datura se rependait. Ce n’est qu’un chat – a réussi encore de commenter Zeineb. Monika Del Rio 2015-06-27 Mohamed Salah Ben Amor Partager ! tweet